Face à la puissance d'achat, le droit français évolue

Les industriels sonnent l'alerte depuis des mois. Et les récentes manœuvres dans la grande distribution rendent le problème encore plus brûlant. « La situation de concentration des distributeurs est très élevée, le danger le plus évident est le problème des évictions à l'amont. En 2013, on comptait 10 000 entreprises référencées dans la grande distribution, en deux ans ce nombre a diminué de 500 », explique Richard Panquiault, directeur général de l'Institut de liaison et d'études des industries de consommation (Ilec). Ce discours relayé depuis peu par les patrons de Nestlé ou Danone commence à trouver un certain écho à Bercy. « La puissance d'achat peut être la pire ou la meilleure des choses, cela dépend où l'on met le curseur. » Ainsi s'est exprimé Stanislas Martin, chef du service de la protection des consommateurs et de la régulation des marchés de la DGCCRF, en introduction d'un atelier organisé par l'administration le 17 juin à Bercy. Son thème : « puissance d'achat, concurrence et abus de dépendance économique ». Sujet ô combien d'actualité, quelques semaines après l'avis no 15-A-06 de l'Autorité de la concurrence sur le regroupement des centrales d'achat. L'Autorité y reconnaît les risques sur les marchés amont, tout en exprimant son incapacité à appréhender les abus de dépendance économique.
Pas étonnant si l'on en croit Louis Vogel, professeur de droit au Pan-théon-Assas : « La puissance d'achat est difficilement appréhendée par les juristes, l'Autorité de la concurrence concerne les marchés en aval. Toutes nos règles sont orientées dans un cer-” tain sens : la protection du consommateur. La puissance d'achat est relativement neuve, elle date des années 1970. Les instruments classiques de concurrence ont du mal à saisir ces situations. »
“ Les instruments classiques de concurrence ont du mal à saisir ces situations
Les récentes alliances de centrales d'achat font craindre aux fournisseurs de tomber dans une dépendance économique accrue. Ils en appellent depuis plusieurs mois à l'action de l'État qui renforce son arsenal législatif. Dans les cours de justice, le rôle du ministre pour sanctionner les déséquilibres significatifs est depuis peu renforcé. Aux industriels désormais de mieux se préparer aux négociations commerciales.
Certes le droit français a bien introduit dans le Code de commerce l'article L420-2 définissant l'abus de dépendance économique. Mais étant conditionnée à des critères trop restrictifs, cette mesure s'est révélée très peu utilisée. L'Autorité de la concurrence a bien proposé d'en assouplir les critères, mais ce n'est pas l'option choisie à Bercy ni souhaitée par la Feef. La planche de salut serait plutôt à chercher du côté des pratiques restrictives de concurrence prévues notamment par l'article 442-6 du Code de commerce « qui s'est modernisé au cours du temps avec la création du déséquilibre significatif », rappelle Stanislas Martin. La loi Macron, adoptée la semaine dernière, vient encore de l'amender en renforçant le pouvoir du gouvernement pour sanctionner les pratiques pouvant créer un déséquilibre significatif dans les contrats. Selon son article 10D, le ministre de l'Économie pourra désormais demander une amende civile, non plus plafonnée à 2 millions d'euros, mais pouvant atteindre jusqu'à 5 % du chiffre d'affaires hors taxes réalisé en France par l'auteur des pratiques.
Les regroupements d'enseignes intéressent aussi l'Autorité italienne de la concurrence et du marché. Sa directrice des affaires internationales, Ombretta Main, a expliqué le 17 juin lors de l'atelier de la DGCCRF comment elle avait traité, en 2014, le cas du projet de supercentrale d'achat Centrale Italiana, à l'initiative de 5 enseignes. « Nous avons lancé une grande enquête pour analyser le développement des centrales d'achat et nous avons reconnu que ces regroupements pouvaient avoir une répercussion positive sur le consommateur, mais à condition que les enseignes restent en concurrence à l'aval », a-t-elle poursuivi. Pour Centrale Italiana le calcul des parts de marché des cinq chaînes de distribution cumulé était d'environ 23 % sur le territoire national pour chaque marché. « Mais cette part pouvait dépasser 40 % voire 70 % au niveau local. À un tel niveau, il n'y a plus intérêt à transférer le bénéfice des baisses de prix à l'achat sur le consommateur », souligne la représentante de l'Autorité. Par ailleurs, l'Autorité italienne a montré qu'il pouvait y avoir des échanges d'information entre enseignes sur les politiques de vente. « D'où un délit de collusion », commente Ombretta Main qui conclut, « finalement Centrale Italiana s'est dissoute avant sa mise en œuvre ». N. M.
Voir le site www.agcm.it
« Ce texte est prometteur. Ce serait bien que tout le monde l'interprète de la même façon », commente Richard Panquiault. La récente jurisprudence, rappelée par Irène Luc, conseillère à la cour d'appel de Paris, a de quoi rassurer les fournisseurs de la distribution. Ainsi, l'arrêt de la Cour de cassation du 3 mars dernier a confirmé l'amende civile d'un million d'euros infligée à Eurauchan (enseigne Casino) pour deux clauses (portant sur le taux de services et la révision tarifaire) de ses contrats créant un déséquilibre significatif, et a confirmé le rôle du ministre dans sa demande de supprimer les dites clauses dans les contrats types. Le 27 mai, la Cour de cassation a confirmé la décision du ministre de l'Éco-nomie d'imposer à Galec (groupe E.Leclerc) l'arrêt de clauses litigieuses insérées dans tous les contrats signés par les fournisseurs, ” « au motif qu'ils ne disposaient pas du pouvoir réel de les négocier, et les fournisseurs, dont seuls 3 % étaient des grands groupes, ne pouvant pas prendre le risque d'être déréférencés par le Galec qui détenait, en 2009, 16,9 % des parts de marché de la distribution ».
“ Le “ waterbed ” se chargera de taper sur les petits fournisseurs
Cette jurisprudence pourrait à terme faire disparaître certaines clauses abusives des contrats. Reste la question des regroupements des centrales et leurs conséquences sur les prix à l'amont. « Si on concentre la puissance d'achat sur les marques principales, plus besoin de taper sur les marques secondaires, le principe du “ waterbed ” se chargera de taper sur les petits fournisseurs », souligne le professeur d'économie à Assas Laurent Benzoni. L'Italie semble avoir trouvé la solution pour dissuader ces regroupements (voir focus). L'Autorité de la concurrence française va-t-elle s'en inspirer ?