Dossier
Les mille et un visages du lait dans le monde
D’ici ou d’ailleurs, d’hier ou d’aujourd’hui, sacré ou profane, les visages du lait sont multiples, et son étude est riche d’enseignements. A travers les âges et à travers le monde, l’inventivité des hommes est fertile pour exploiter, conserver, transformer le lait.
La consommation de lait et de produits laitiers ne serait-elle qu’une habitude alimentaire récente et occidentale promue par le marketing de l’industrie laitière ? C’est ce que d’aucuns tentent aujourd’hui de faire croire. La richesse du colloque « Cultures des laits du monde », organisé par l’Ocha en mai prochain à Paris (voir le programme en page 7 - agenda) vient les contredire. À travers le monde, les travaux des chercheurs montrent que la consommation de lait est ancienne, qu’elle est souvent primordiale pour les populations, qu’elle est intimement liée aux cultures, voire au sacré.
Oui, nos ancêtres buvaient du lait. Pourquoi, comment ? Toutes les questions ne sont pas encore élucidées. « L’histoire du lait en tant qu’aliment est intimement liée à celle de la domestication des mammifères susceptibles d’êtres traits, bovins, moutons, chèvres, chameaux, ânes et chevaux », indique Jean-Denis Vigne, archéozoologue au Muséum d’histoire naturelle.
Une domestication qui commence timidement par une phase de contrôle des animaux sauvages dans leur environnement naturel, longtemps avant l’apparition de l’élevage au sens strict. La question précise des débuts de l’exploitation laitière fait encore l’objet de débat dans la communauté scientifique. « Mais il ne fait plus guère de doute que les premiers éleveurs du VIIIe millénaire avant notre ère ont trait des chèvres et des brebis, peut-être même des vaches », précise Jean-Denis Vigne.
Ailleurs dans le monde, les premières traces du lait sont aussi très anciennes. Ainsi, les recherches archéologiques en Inde ont révélé que les civilisations de la vallée de l’Indus élevaient des bovins dès 3 000 ans avant notre ère.Vers l’an 500 avant Jésus-Christ, Charaka, médecin traditionnel indien, cite l’importance du lait et de ses produits dans la vie humaine. Il défend l’idée que les humains, pour se nourrir ou se soigner, peuvent boire du lait de vache, de bufflesse, de chèvre, de brebis, de chamelle, de jument et même… d’éléphante ou de tigresse ! « Dans la mythologie hindoue, la vache laitière symbolise Kamadhenu’celle qui satisfait tous les désirs) », explique Surresh Gokkale, vétérinaire et directeur de la recherche de la BAIF, fondation pour la recherche sur le développement créée par un disciple de Gandhi. Aujourd’hui encore, elle a une place de choix dans le coeur des Indiens. L’usage du lait en Inde se joue des barrières de religions, de castes, socio-culturelles ou économiques.
Quant aux Chinois du VIe siècle, ils maîtrisaient la transformation du lait, qu’ils consommaient et qui faisait partie de la pharmacopée traditionnelle. Ils l’ont introduit au Japon, où la trace écrite la plus ancienne du lait remonte à l’an 700, dans un texte où il est question d’un tribut à payer à l’empereur en « So », nom donné à la matière grasse laitière. Le lait, là encore, était plutôt utilisé comme médicament par la famille impériale.
UN HÉRITAGE CULTUREL
Certes l’homme n’a pas toujours consommé du lait d’animaux domestiques. Mais sa consommation est ancienne. D’autres introductions dans notre alimentation sont bien plus récentes, comme la tomate, venue d’Amérique au 16è siècle, ou l’aubergine, originaire d’Inde, dont la légitimité dans les régimes alimentaires n’est contestée par personne.
Au fil du temps, et partout dans le monde, l’homme a intégré le lait à sa culture, il a élaboré des techniques complexes pour le valoriser au mieux de ses intérêts alimentaires, culturels, sociaux, économiques.
Ainsi, dans les vastes espaces désertiques ou semi-désertiques qu’occupent les Toubou, pasteurs nomades du Sahara et du Sahel, seul l’élevage extensif permet de subsister. « Les troupeaux se composent avant tout de femelles ••• ••• laitières, et vaches et chamelles sont associées pour permettre aux familles d’avoir du lait la majeure partie de l’année », explique Catherine Baroin, anthropologue au CNRS. Outre cette fonction vivrière primordiale, le troupeau a une fonction sociale. Les dons et les paiements en bétail sont au coeur des relations sociales. De la même façon, les Peuls pratiquent le prêt de vache et le don de lait envers ceux d’entre eux qui sont les plus pauvres.
En Asie Centrale, le lait est essentiellement consommé sous forme fermentée par les peuples descendant des pasteurs des steppes. « Cette tradition perdure en dépit de l’urbanisation galopante du pays et des changements de comportement alimentaire, souligne Gaukhar Konuspayeva, professeur de biochimie et d’immunologie à l’Université d’Almaty au Kazakhstan. On peut considérer ces produits comme des ‘produits du terroir’fortement associés à une identité culturelle locale, d’autant plus que leur préparation demeure en grande partie artisanale. » On prête à ces laits fermentés (airan à base de lait de vache, koumis à base de lait de jument, chal à base de lait de chamelle) des vertus thérapeutiques ou prophylactiques largement utilisées dans la pratique médicale. Une réputation probiotique qui intéresse aussi l’industrie agro-alimentaire. On pourrait ainsi multiplier les exemples, évoquer la diversité des produits laitiers éthiopiens, l’empreinte de l’élevage laitier dans les paysages suisses, le poids du lait au Wisconsin ou le rôle social des fromages traditionnels au Mexique.
SE MODERNISER SANS PERTE D’IDENTITÉ
Dans le monde entier, le lait et les produits laitiers allient tradition et modernité. Dans les pays du Sud comme dans ceux du Nord, les produits traditionnels comptent sur les plans nutritionnel, économique, social et culturel. Leurs atouts et leur spécificité sont indéniables. Mais il s’agit aussi pour les pays en développement de satisfaire la demande grandissante en provenance des populations urbaines qui augmentent sans cesse. La marchandisation du secteur laitier s’accroît. Dans ces pays, la faible production laitière, les prix bas, les difficultés de mise en marché, de transport, de qualité sont autant de freins au développement du secteur laitier traditionnel. Pourtant, l’équilibre entre ces deux visages de la production laitière d’aujourd’hui est nécessaire. « La tradition laitière doit constituer le terreau sur lequel faire fructifier de nouveaux modèles de développement respectueux des structures de production locales et des pratiques de consommation », affirme à propos de l’Afrique Guillaume Duteurtre, chercheur spécialiste de l’élevage au Cirad. Une affirmation qu’on peut étendre à l’ensemble des cultures des laits du monde.
LAURENCE MOUQUET
Programme Leche: enquête sur les traces de la lactase
Où, quand et pourquoi est apparue la faculté de digérer le lactose à l’âge adulte ? C’est à une enquête minutieuse que se livrent les chercheurs pour répondre à cette question. Une enquête qui les fait remonter notamment au Néolithique et aux origines de l’élevage dans le cadre du programme Leche(1).
Le « comment » est déjà partiellement cerné. C’est un gène codant pour la persistance de la lactase à l’âge adulte qui permet de dégrader le lactose et donc de digérer le lait. Aujourd’hui, les populations adultes du nord de l’Europe sont plus de 90 % à posséder ce gène. Certaines populations d’Afrique et du Moyen- Orient montrent également une persistance lactasique, mais les chercheurs ont découvert que c’était grâce à une autre mutation. On trouve même en Afrique des populations tolérantes au lactose qui ne présentent pas du tout cette mutation. La question est donc plus complexe qu’il n’y paraît.
AVANTAGE ADAPTATIF
« Cette capacité génétique à pouvoir digérer le lait à l’âge adulte a très probablement augmenté avec le temps », explique Jean- Denis Vigne. « C’est pourquoi nous pensons qu’elle a présenté un avantage adaptatif. » Sinon sa fréquence n’aurait pas de raison d’augmenter, C.Q.F.D.
Pourquoi était-il si avantageux de consommer du lait frais ? Les bénéfices ne sont pas clairement établis. Bien sûr, le lait est une source de protéines et de lipides facilement disponibles, qui fournit un supplément alimentaire. Mais il suffit de transformer le lait en fromage ou en yaourt pour en éliminer le lactose et par làmême le problème de la tolérance. Il n’y a probablement pas de réponse universelle à cette question, mais plutôt « des réponses particulières pour chaque population et chaque époque », selon Jean-Denis Vigne. L. M.