Le volet agroalimentaire laisse sceptique en France comme au Canada

L'Interprofession bétail et viande (Interbev) est montée au créneau le 14 juin pour s'inquiéter des conséquences de l'éventuelle ratification de l'accord de libre-échange entre l'Union européenne et le Canada (AECG), conclu en août 2014. Son président, Dominique Langlois, a pris la plume pour demander au président de la République « de ne pas céder », estimant que l'ouverture d'un contingent européen de 65 000 tonnes sans droit de douane aux exportations canadiennes aurait « des effets désastreux ». Paraphé par les États membres en 2014 et en attente, depuis, de ratification, l'accord fait pourtant l'objet d'un certain enthousiasme du côté des autorités françaises. « S'il était ratifié, l'AECG serait le premier accord commercial de cette envergure à être signé par l'Union européenne avec un pays de niveau économique comparable », note Nicolas Chapuis, ambassadeur de France au Canada. « Il ouvre la voie à la libéralisation tarifaire la plus ambitieuse jamais envisagée », précise-t-il.
En matière agroalimentaire, l'accord a certes de quoi séduire la France, cinquième fournisseur du Canada dans le domaine agricole et alimentaire, et dont la cote d'amour reste élevée. Le texte prévoit comme ailleurs la disparition des droits de douane, un accord sur la protection d'une liste d'indications géographiques et une augmentation des contingents pour les produits dits sen-sibles : les viandes bovines et porcines côté européen et les fromages côté canadien, le poulet, la dinde, les œufs et ovoproduits étant exclus de l'accord. « Plusieurs gammes de produits français bénéficient d'un courant particulièrement porteur : les produits surgelés, les plats préparés, l'épicerie fine, les préparations de fruits et légumes ou les produits bios », détaille Fouzia Dine, attachée économique à l'Ambassade.
Les vins progressent sans libre-échangeIl reste que si les occasions sont bien réelles, deux catégories trustent aujourd'hui l'essentiel de la valeur des exportations agroalimentaires françaises vers le Canada (608 millions d'euros en 2015) : les vins (avec 53 % de la valeur totale) et les alcools (12,8 %). Les uns comme les autres n'ont pas eu besoin d'accord de libre-échange pour progresser ces dernières années (respectivement de 8 % et 18 % en 2015). Il suffit d'entrer dans un magasin de la SAQ, qui dispose du monopole de l'importation d'alcool au Québec, pour se rendre compte que les vins et alcools français y bénéficient d'un statut d'ores et déjà privilégié.
Derrière ces deux locomotives, c'est le secteur des fromages (5,8 % du total) qui offre les plus belles occasions. Alors que le marché du lait est très protégé par un système de gestion de l'offre, le Canada a prévu d'ouvrir un nouveau contingent annuel de 3 400 tonnes, soit à terme 18 500 tonnes de fromages. Leader dans l'exportation de fromages, la France pourrait être le principal bénéficiaire de cette libéralisation. Il existe en effet très peu de « fromages fins », comme on dit au Québec, dans les rayons des grandes surfaces, dominés par les pâtes cuites « en bloc » ou « en feuilles ».
Lavage des carcasses et hormonesCôté canadien, l'accord fait l'objet d'un très large consensus, les deux principaux partis y étant favorables. L'ouverture de contingents supplémentaires de 48 840 tonnes équivalent carcasse (téc) pour la viande de bœuf et de 75 000 téc pour la viande de porc offre a priori de belles perspectives pour l'élevage et l'industrie canadiens de la viande. Le secteur porcin est ainsi le quatrième exportateur mondial de viandes de porc avec 1,2 million de tonnes. Pourtant, les professionnels canadiens demeurent sceptiques sur l'influence réelle de l'accord. « Il n'y a pas d'équivalence entre les deux parties en matière d'inspection sanitaire », déplore Jacques Pomerleau, le président de Canada Pork International. « Les procédés de décontamination des carcasses utilisés au Canada (acides lac-tique, citrique et peracétique, ndlr) sont nécessaires pour répondre aux exigences très élevées en Amérique du Nord en matière d'e.coli ou de Listeria. Or ils ne sont pas autorisés dans
“ Très peu d'éleveurs sont prêts à s'engager dans des filières sans hormones
” l'UE », explique-t-il, « les carcasses que nous ne traiterions pas de cette façon seraient de facto exclues du débouché américain, stratégique pour nous ».
L'accord AECG offre sur le papier de belles perspectives aussi au puissant secteur bovin à viande canadien, fort d'un cheptel de 4 millions de mères et composé en grande partie de races européennes. Mais là encore, les obstacles sanitaires rendent aujourd'hui peu probable une ruée vers le marché européen. Même si l'UE autorise depuis 2013 le traitement à l'acide lactique sur cette espèce, certains procédés de décontamination posent problème, et les éleveurs canadiens utilisent presque tous des hormones de croissance, interdites en Europe.
Protection des investissements« La constitution de filières sans hormones augmente les coûts de production d'au moins 20 %, car les animaux doivent entrer dans un programme spécifique depuis leur naissance », estime John Masswohl, de l'Association des éleveurs canadiens. « Très peu d'éleveurs sont prêts à s'engager dans de telles filières s'il n'y a pas d'acheteurs crédibles en face ». Or le marché du bœuf sans hormones est très restreint au Canada et les deux industriels qui se partagent le marché (JBS et Cargill) voient peu l'intérêt de dédier des lignes ou des sites à cette activité. « En l'absence d'un accès viable pour le secteur canadien de la viande, l'accord Ceta (AECG) sera d'un bénéfice minime au regard de la hausse très substantielle des contingents d'importation de viandes et de produits laitiers européens », estime le directeur de la profession porcine canadienne, John Ross.
Il reste que dans le processus de ratification, l'agriculture et l'agroalimentaire sont loin de constituer les seuls enjeux. « Les principaux acquis de l'accord portent sur la protection des investissements, les marchés publics ou encore l'accès général au marché », note l'ambassadeur de France au Canada. « On en attend une progression des échanges de l'ordre de 20 % à 25 % entre les deux pays, soit une plus-value de 25 milliards d'euros », précise-t-il. En période de faible croissance, l'argument pèsera sans doute de tout son poids au moment de la signature. Bruno Carlhian
Paraphé il y a bientôt deux ans, l'accord AECG-Ceta est loin d'être entré en vigueur. D'après l'ambassade de France au Canada, la Commission européenne devrait présenter l'accord au conseil européen « probablement début juillet », préalable à une possible signature le 27 octobre prochain lors d'un sommet UE-Canada. Il restera ensuite la phase de la ratification, d'autant délicate que ce texte de 3 000 pages ne peut plus être amendé en aucune façon. L'accord devra d'abord être voté au Parlement européen, qui peut encore y mettre son veto. Puis, dans la mesure où les su-jets abordés dans le traité de libre-échange sont également de la compétence des États membres, celui-ci devra sans doute être validé par chacun des États membres, selon la procédure appropriée pour chaque État. C'est en tous cas le scénario souhaité par la France. En l'occurrence, c'est le Parlement français qui aurait le dernier mot. Cependant, les contingents et les droits de douane étant de la compétence exclusive de l'UE, ceux-ci pourraient entrer malgré tout en vigueur. S'il passe toutes ces étapes, l'accord pourrait entrer en application dès le courant 2017.