« Une catastrophe pour les villes du Sud »
Les Marchés : Comment analysez-vous les tensions qui surviennent à la surface du globe à cause de la cherté des prix des matières premières agricoles ?
Lucien Bourgeois : Ce qui se passe est une véritable catastrophe pour les villes et leurs habitants dans les pays les moins riches. Il est clair que les paysans seront incités à produire plus, mais il faudra au moins deux ans pour toucher les premiers bénéfices de ces actions. Pendant ce temps-là, les villes vont forcément se révolter, et le font déjà, nous le constatons. Les gouvernements auront-ils la capacité à gérer les révoltes urbaines ? Pour le reste, on ne peut pas se désintéresser du sort de 500 millions d’habitants, dont la moitié de l’autre côté de la Méditerranée. Parce qu’en plus des problèmes alimentaires, la dépréciation du dollar va ajouter aux difficultés. Aujourd’hui, la situation est tellement tendue que le marché est à la merci d’un petit cyclone et au vu de la conjoncture économique, il y a plus de chances que ça explose que cela reste en l’état.
LM : Et en Europe ?
Lucien Bourgeois : C’est un des aspects positifs de cette crise : la question de la sécurité alimentaire revient sur le devant de la scène. Il est clair qu’en Europe, nous aurons toujours de quoi fabriquer du pain, au moins toujours l’argent pour acheter ailleurs de quoi en fabriquer. Mais il faut s’interroger. On a tout mis en œuvre pour faire baisser les stocks depuis 10 ans, et sans stocks d’intervention, par exemple, nous n’avons plus d’outils pour calmer le jeu. Je suis persuadé que la régulation de la production est indispensable.
LM : Les biocarburants, largement montrés du doigt ces dernières semaines, ont-ils une responsabilité dans cette débâcle ?
Lucien Bourgeois : Que les Etats-Unis mobilisent 60 millions de tonnes de maïs pour faire de l’éthanol est purement stratégique. C’était pour montrer à Hugo Chavez et à l’Iran que les Etats-Unis n’avaient pas peur. Mais envisager de remplacer 3 % des carburants fossiles par des carburants verts, ça fait monter les prix. Quand on sait qu’un quart de la production américaine représente 10 % de la production mondiale, vous mettez par-dessus une sécheresse en Australie et vous vous retrouvez en situation de crise. Ce qui est intéressant alors, c’est de se demander réellement à qui cela profite et qui cela pénalise. Mais la stratégie des Américains est cohérente. Déjà, en 1970, en pleine guerre du Vietnam, rattrapés par l’Europe et le Japon, ils ont décroché le dollar du prix de l’or ; ils ont une vision à long terme lorsqu’ils sont confrontés à des difficultés économiques importantes, comme en ce moment avec la crise bancaire notamment.