Produire plus, préoccupation européenne... des années 50
L’intégration de l’alimentation dans la politique européenne constitue l’un des fondements de la construction européenne, au-delà de la production agricole. Dès 1952, le haut fonctionnaire français à l’aménagement du territoire Philippe Lamour le précisait dans son rapport présenté à Paris devant le Conseil économique sur la création d’une Europe agricole et alimentaire : « il s’agit d’aboutir à la constitution d’un grand marché, où seront abolies les entraves artificielles au commerce et réduites les disparités dans les conditions de formation de prix pour augmenter les possibilités d’adaptation des ressources aux besoins et rendre à la fois plus aisées et moins coûteuses les mesures destinées à amortir les variations de prix imputables aux à-coups de la production ».
La question n’est donc pas encore la sécurité sanitaire mais bien la sécurité alimentaire (produire assez) et le prix des denrées, des objectifs oubliés jusqu’à l’année dernière et la hausse des prix. A noter que le projet de la présidence française de l’Union Européenne s’inscrit dans cette continuité en souhaitant mettre en avant, dès juillet 2008, l’autosuffisance alimentaire, la régulation des prix et la sécurité alimentaire…
L'objectif des Français est, au début des années cinquante, de sécuriser les débouchés d’une agriculture dont le potentiel n’est pas encore atteint. En effet, certaines estimations assurent alors qu’une exploitation rationnelle et complète du sol français devait permettre d’alimenter 75 millions d’individus. La production agricole française atteignait en 1952, au moins pour le blé, le sucre, le lait et le vin, la saturation des marchés « solvables au niveau du pouvoir d’achat des consommateurs ». Les nouveaux débouchés allaient devoir être trouvés sur le marché intérieur, grâce à l’amélioration du pouvoir d’achat, surtout celui des salariés, mais aussi sur le marché extérieur. La France a besoin du déficit alimentaire de l’Europe occidentale qui importe plus de 5 millions de tonnes de blé et 50 % de ses besoins en produits oléagineux. Philippe Lamour craignait que l’insuffisance des ressources par rapport aux besoins ne provoque une hausse des prix des denrées alimentaires, aggravant encore la situation des consommateurs alors que la guerre est encore très proche ! La construction européenne ne peut donc pas s’arrêter à une question agricole. « Il s’agit de la satisfaction du besoin le plus impérieux et le plus ordinaire de centaines de millions d’individus : le besoin alimentaire. Les problèmes relatifs à la distribution, au transport, aux échanges monétaires, aux négoces et à l’adaptation des prix au pouvoir d’achat se posent avec la même acuité que les problèmes proprement agricoles. »
Une rémunération insuffisante décourage la production
Philippe Lamour militait pour un « prix normal européen » des denrées alimentaires. « Il importe, en effet, de noter que, finalement et à plus ou moins brève échéance, le consommateur est victime des prix inéquitables, qu’ils soient excessifs ou insuffisants. L’exigence de certaine politique à courte vue de jeter sur le marché toute une production saisonnière pour effondrer les cours a un effet néfaste pour les consommateurs. La rémunération insuffisante décourage la production. La diminution de la production fait monter les cours et le consommateur reverse souvent, en période de pénurie, une somme supérieure à celle qu’il a cru épargner en période d’abondance anarchique, par le bénéfice apparent résultant du payement de prix insuffisants ». Le Conseil économique a suivi les recommandations de Philippe Lamour et a préconisé la mise en place d’outils d’organisation commune de marchés pour le blé et les céréales secondaires, le sucre, le vin, les fruits et légumes, le lait, les produits laitiers, la viande et les aliments du bétail, les corps gras.
Enfin, l’implication de l’Europe dans la lutte contre la faim dans le monde, comme outil de maintien de la paix, était déjà présent dans le rapport Lamour : « Dès avant la guerre, les travaux de la Société des Nations avaient établi que trois cinquièmes environ des habitants du globe vivaient dans des conditions insuffisantes, tant au point de vue de la nutrition que de la vêture et du logement, la plus grande partie de cette proportion connaissant d’ailleurs un niveau de vie qui ne peut pas ou ne peut plus être considéré comme celui d’un monde civilisé. Les travaux de l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture, rendus publics au cours de sa conférence annuelle générale, tenue à Rome en novembre et décembre 1951, ont révélé que cette situation, loin de s’améliorer, s’aggrave d’année en année. L’accroissement de la population est supérieur à celui des ressources. La quantité de ces ressources va donc en diminuant par tête d’habitant. La civilisation matérielle n’est pas en progrès, mais dans en état inquiétant de régression. Il ne peut être question, dans un monde civilisé, de tolérer que la résorption de tels excédents de population soit la conséquence de la guerre, de l’épidémie ou de la famine. D’autre part, dans la plupart de ces régions, la limitation volontaire de la population se heurte aux convictions religieuses. »