Ne pas réguler, c’est se tirer une balle dans le pied
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Les Marchés : Comment analyser le retournement des marchés de matières premières agricoles après la folie de 2007-2008 ?
Lucien Bourgeois : Il faut constater tout d'abord que le reflux des marchés que nous connaissons aujourd'hui est égal à l'envolée que nous avions constatée l'année dernière. Même si ce reflux n'est pas aussi transparent par une simple logique mathématique. Lorsque le prix d'une denrée passe de 100 à 200, il prend 100 % d'augmentation, mais lorsqu'il passe de 200 à 100, ce qui est le cas aujourd'hui, il ne perd que 50 % de sa valeur. Ne nous trompons donc pas, le reflux actuel est bien égal à la progression enregistrée en 2007 et 2008. Pour faire simple, nous sommes revenus au point de départ. Cela veut dire que ceux qui nous prédisaient des prix durablement élevés pour les prochaines années, répétant à l'envi qu'il ne pouvait en être autrement, se sont trompés. Cela veut dire que l'épisode que nous avons connu était bien exceptionnel et artificiel en tout cas, principalement provoqué par les efforts engagés par les Américains sur la production d'éthanol.
Les Marchés : Comment alors envisager aujourd'hui l'évolution des marchés à court et moyen terme ?
L. B. : Si les conditions de récoltes restent telles qu'elles sont envisagées en ce printemps, les prix auront probablement du mal à se redresser ces prochains mois. La récolte mondiale n'a jamais été aussi importante qu'en 2008, nous progressons de 100 millions de tonnes par an sur les deux dernières campagnes, sans compter le riz. La situation des stocks de report s'est bien améliorée puisque nous sommes passés de 276 millions de tonnes en 2006-2007 à 339 millions de tonnes l'année dernière. Si en plus les gouvernements décident pour une raison ou une autre de revenir sur leur volonté de développement des biocarburants, il pourrait alors y avoir une pression formidable à la baisse.
Les Marchés : Le pétrole et son prix jouent donc toujours un rôle dans la vie du marché des matières premières agricole, malgré le recul des cours ?
L. B. : Oui, naturellement. Nous avons vu, lors des deux dernières années, combien l'agriculture était dépendante du pétrole et de son prix, notamment dans les pays industrialisés. Donc si le prix du pétrole augmente, et il augmentera de nouveau, il est indispensable de faire en sorte que l'agriculture puisse produire avec moins de pétrole, que le prix de l'alimentation soit déconnecté de celui du pétrole parce que cela peut avoir un effet dévastateur.
Les Marchés : Existe aussi la question de la spéculation sur les matières premières agricoles...
L. B. : Le problème tient essentiellement dans le fait qu'on a laissé des opérateurs spéculer sans marchandises, en utilisant des produits dérivés de produits dérivés ; c'est là que ça devient dangereux. Sur les marchés, les fonds spéculatifs n'ont pas changé la nature des échanges, mais ils ont un rôle de levier, ils accélèrent les hausses et amplifient les baisses, mais sur les marchés agricoles, les fondamentaux restent présents. Cela dit, c'est bien la question des marchés dérégulés qui se pose aujourd'hui, à la lueur de ce que nous avons vécu en 2007-2008.
Le système libéral non régulé, tel que nous le connaissons, est doublement pernicieux, pour le producteur, mais aussi pour le consommateur final, en raison de la volatilité des prix qu'il induit. Nous avons en Europe une industrie agroalimentaire plus performante que son homologue américaine, mais nous nous tirons une balle dans le pied en acceptant cette volatilité des prix imposée par la non-régulation.
Les Marchés : Pourtant, les adversaires de la régulation restent très écoutés, même dans le contexte actuel de remise en cause du système libéral...
L. B. : En cas de crise, de retours de prix élevés puisque nous ne sommes jamais à l'abri d'un accident climatique majeur, l'Europe trouvera toujours à acheter sur le marché de quoi nourrir sa population. Mais le risque est grand que, ce faisant, elle devienne un facteur d'inflation du marché mondial et prenne le risque alors d'affamer certaines parties du monde. C'est pour cette raison qu'il est important que les pouvoirs ne lâchent pas les efforts de régulation produits jusqu'à maintenant.
Les Marchés : Malgré la baisse, les tensions existent toujours dans certaines parties du monde, comme l’Argentine ces derniers mois, dont le gouvernement taxe les exportations et envisageait de nationaliser le commerce de grains pour mettre fin à la rétention...
L. B. : Oui, ce qui se passe en Argentine est très intéressant à suivre. L'Argentine est un pays confronté à une crise de grande ampleur et dans lequel les agriculteurs peuvent aujourd'hui, paradoxalement, être considérés comme privilégiés. La particularité du cas argentin est aussi que son gouvernement n'est pas issu, comme pour d'autres pays d'Amérique du Sud, des mouvements agrariens. Il essaye donc de maintenir le calme dans ses banlieues, en les approvisionnant à des prix alimentaires corrects, tandis que les agriculteurs réclament de pouvoir bénéficier librement du marché mondial pour pouvoir écouler leurs produits. C'est un retournement intéressant, nous avons beaucoup craint des subventions à l'exportation, mais aujourd'hui nous voyons naître et se généraliser des taxes sur les exportations.