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« Affichons clairement qu’il faut une portion de viande par jour »

Geneviève Cazes-Valette, professeur de marketing à l’ESC de Toulouse et chercheur en anthropologie, vient de remettre le second volet de son étude sur le rapport à la viande chez le mangeur français contemporain, cofinancée par l’ESC et le ministère de l’Agriculture. Le premier volet, réalisé en 2003-2004, dressait une typologie des mangeurs grâce à une analyse quantitative, donc statistique. Rassurante, elle montrait que le Français aime la viande, la rouge en particulier. Les femmes sont les « portiers économiques » majeurs, et ce peut être un problème car elles aiment moins la viande et en consomment moins, et peuvent imposer leurs choix à leur foyer.

Les Marchés : Quel est l’intérêt d’une telle étude qualitative après votre étude quantitative ?

Geneviève Cazes-Valette : Le propos était d’approfondir la typologie des mangeurs français issue de l’étude sociologique par une approche qualitative via des entretiens en face-à-face avec quelques répondants au questionnaire de 2003. Ainsi, ceux que j’avais appelés les Frères, au regard des résultats de l’étude sociologique, sont en fait plus égoïstes que ce que je pensais : ils veulent surtout qu’on les laisse tranquilles, tenant plus du cocooning que du militantisme. Ils montrent une solidarité vis-à-vis des opprimés, et donc des animaux. Le nom de Paisibles leur va mieux. Seconde catégorie, les Intendants sont en fait des consommateurs hypermodernes au sens de François Ascher (auteur du livre Le mangeur hypermoderne, 2005). Gestionnaires des ressources, ils relativisent les choses et sont dans une logique de maîtrise de l’homme sur la nature. Quant à ceux que j’avais nommés Maîtres, ils sont en fait Conformistes : plutôt traditionnels, ils s’inscrivent dans la religion de la science ou dans la religion tout court, dans un modèle très normé issu du XIXe siècle, et ce sont eux les plus gros consommateurs de viandes.

LM : Est-ce que ces typologies peuvent trouver une application concrète pour un professionnel de la viande ?

GCV : Elles ne sont pas forcément opérationnelles, mais le lien entre idéologie et comportement de consommation existe réellement. Certaines communications vers le grand public ont d’ailleurs déjà joué sur la proximité entre les producteurs, notamment de volailles, et les consommateurs, sur des valeurs affichées et, donc, supposées partagées.

Le bien-être animal n’est pas véritablement un souci pour le consommateur, s’en réclamer est souvent un alibi, une façon de se donner bonne conscience, mais l’essentiel pour lui est que les animaux soient tenus loin de ses yeux. Ce qui a fait le plus de mal à la consommation de viande, ce sont les visions d’abattoirs, de bûchers de vaches au moment de l’ESB puis de la fièvre aphteuse, de présentation de grandes concentrations de volailles... Finalement, mieux vaut lancer un voile pudique sur l’amont de la production et s’en tenir à une communication sur le produit, les gens n’ont pas envie de savoir, ces images les terrifient ou tout au moins les mettent mal à l’aise.

LM : Cela semble difficile dans un monde aussi médiatique que le nôtre !

GCV : Cela montre l’intérêt d’un travail des professionnels de toute la filière avec les médias, pour expliquer, montrer, se concentrer sur l’aval et, pour l’amont, humaniser la production à travers les éleveurs, comme cela avait été fait par le Cidil et le CIV. Je crois que le grand fossé entre la production et le consommateur est réel. Le divorce est consommé, la distance entre urbain et rural est trop importante : je la pense irréductible. Je suis également assez désespérée quant à la relation que les jeunes entretiennent avec la nourriture : faire à manger constitue au mieux un loisir de week-end ou de vacances, mais ne s’inscrit plus dans le quotidien. Sans oublier l’effet Bugs Bunny ou lapin nain, qui mêle l’animal familier et la viande issue des animaux de cette espèce, comme on le voit pour le lapin ou le cheval.

LM : Est-ce la fin de la consommation des viandes ?

GCV : Je pense que le végétarisme ne devrait pas trop progresser, à court ou moyen terme en France. Nombreux sont ceux qui se déclarent végétariens mais consomment du jambon blanc ou du jambon de poulet sous prétexte que ce n’est pas de la vraie viande. Dans l’esprit de beaucoup, la viande, c’est une viande rouge ou une viande chaude, en tout cas servie en milieu de repas. Pour lutter contre la tendance à la baisse de la consommation, la piste à suivre actuellement est celle du PNNS, même si je ne suis pas toujours d’accord avec ses raccourcis. Ça fonctionne dans le grand public, il faut donc prendre le vent et se servir des éléments nutritionnels pour promouvoir la viande. Les arguments sont nombreux, que ce soit pour les viandes rouges, pour les viandes blanches ou pour leur complémentarité. Affichons clairement qu’il faut une portion de viande minimum par jour.

Il n’en reste pas moins que la viande est un aliment différent des autres. La charge particulière date de la nuit des temps et pas uniquement des interdits ou des recommandations religieux : la viande résulte d’un processus particulier d’abattage et de destruction de la vie. Et tuer, ce n’est ni facile à faire ni facile à assumer. En allant plus loin, tuer nous rappelle que nous sommes nous-mêmes mortels, ce qui n’est pas facile non plus à assumer. D’autant que notre société, sous prétexte de bien s’en occuper, écarte les vieux, les tordus, les malades et les morts.

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