« La seule manière de faire reculer Trump, c’est d’accentuer les effets négatifs de sa politique sur le sol américain »
Pour Reussir.fr, Jean-Luc Demarty, ancien directeur général de l’Agriculture (de 2005 à 2010) et du Commerce extérieur (de 2011 à 2019) de la Commission européenne, éclaire de son point de vue le contexte macroéconomique et les conséquences de la politique commerciale menée par Donald Trump sur les marchés agricoles. Il évoque aussi les moyens de négociation ou de rétorsion à la disposition de l’Union européenne.
Pour Reussir.fr, Jean-Luc Demarty, ancien directeur général de l’Agriculture (de 2005 à 2010) et du Commerce extérieur (de 2011 à 2019) de la Commission européenne, éclaire de son point de vue le contexte macroéconomique et les conséquences de la politique commerciale menée par Donald Trump sur les marchés agricoles. Il évoque aussi les moyens de négociation ou de rétorsion à la disposition de l’Union européenne.

Reussir.fr : Est-ce que la politique commerciale menée par Donald Trump vous étonne ?
Jean-Luc Demarty : La politique commerciale de Donald Trump ne m'étonne pas dans la mesure où beaucoup de choses avaient été annoncées et je pensais que ce serait assez sauvage. J’avais anticipé les 20% qu'il allait appliquer sur les produits européens. En revanche je n’avais pas anticipé qu'il irait aussi loin, aussi fort pour d'autres, comme les Japonais ou les Coréens. Je ne pensais pas non plus qu’il taperait aussi fort sur la Chine (avec ses 34% en plus des 20% de surtaxe additionnelle) même si c’est vrai qu’il avait annoncé 60% sur les produits chinois lors de sa campagne électorale.
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Reussir.fr : Les marchés financiers et des commodities avaient-ils déjà vécu une telle situation, avec si peu de visibilité et des décisions venant d’un seul homme ?
Jean-Luc Demarty : Il y a déjà eu des chocs sur les marchés comme la crise asiatique de 1997. Puis il y a eu le choc des années 2000 avant la grande crise de 2008-2010. Bien sûr on peut aussi remonter à la crise de 1929
On n’a jamais eu une crise de cette ampleur, organisée par les pouvoirs publics d'un grand pays
Mais on n’a jamais eu une crise de cette ampleur organisée par les pouvoirs publics d'un grand pays. Certes on peut considérer que la crise de 2008 a été pour partie causée par les Américains qui n'ont pas voulu sauver la banque Lehman Brothers, mais il est probable que cette crise se serait quand même déclenchée à moment ou un autre. Sans compter qu’il y a de très forts risques de délits d’initiés dans l’entourage immédiat de Donald Trump.
Reussir.fr : Y’a-t-il encore un moyen de dénoncer efficacement et rapidement les attaques de Trump devant l’OMC ?
Jean-Luc Demarty : Donald Trump a certaines préoccupations légitimes, mais il utilise des moyens totalement inappropriés et contre-productifs que sont les tarifs douaniers. Ce sont d'ailleurs des tarifs illégaux, puisqu'ils ne respectent pas les engagements internationaux signés par les États-Unis.
Trump, comme Poutine, n’en a rien à faire des accords internationaux
Mais Trump, comme Poutine, n’en a rien à faire des accords internationaux. La seule manière de faire reculer Trump, c'est que sa politique ait des effets négatifs économiques et politiques importants, sur le sol des Etats-Unis. Notre réaction à nous, Européens, doit être telle qu’elle permettre de renforcer ces effets négatifs sans trop nous pénaliser.
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Reussir.fr : Est-il utile de l’attaquer à l’OMC ou devant d’autres organes ?
Jean-Luc Demarty : Je suis partisan de l'attaquer à l'OMC, surtout sur ces tarifs douaniers réciproques parce que sur les tarifs de 25% liés à sécurité nationale (sur les secteurs de l’aluminium et de l’acier et des voitures, puis des semi-conducteurs et des produits phytopharmaceutiques dans un second temps), les États-Unis ont déjà été condamnés en 2020.
Il faut aller à l'OMC sur les tarifs réciproques qui sont une violation grossière des engagements internationaux des États-Unis
Mais cette condamnation a été vidée de son effet avec un appel dans le vide, auprès de l'organe d'appel qui n'a plus de membre. En revanche, je pense qu’il faut aller à l'OMC sur les tarifs réciproques qui sont une violation grossière des engagements internationaux des États-Unis de deux manières : le socle de 10 % appliqué à tout le monde (pour lequel ils devraient payer des contreparties) et les tarifs douaniers différents selon les partenaires (ce qui est contraire aux principes de base du GATT puis de l'OMC depuis 1995). Mais on n’a pas besoin d’attendre l’OMC pour appliquer des rétorsions.
Reussir.fr : La guerre commerciale entre les Etats-Unis et la Chine est déjà enclenchée. Est-ce que cela risque de déprimer le marché des matières premières agricoles ?
Jean-Luc Demarty : Il est certain que ce genre de politique a un effet dépressif sur les matières premières, qu'elles soient agricoles ou non. Sur le pétrole, on a vu un effet dépressif avec des effets de yoyo. On observe déjà un petit effet dépressif sur les matières premières agricoles mais pas très marqué, à mon avis. Sur le blé, le soja, le maïs et le sucre, il y aura toujours de la demande et de l’offre avec des effets climatiques qui peuvent entrainer des fluctuations donc je ne crois pas à un effet très fort.
Si le pétrole s’effondrait, comme certains le prévoient, à 30 ou 40 dollars le baril alors oui les matières premières agricoles baisseraient aussi.
En revanche ce que l’on a pu voir par le passé c’est une relative corrélation entre le prix du pétrole et le prix des matières premières agricoles. Si le pétrole s’effondrait, comme certains le prévoient, à 30 ou 40 dollars le baril, alors oui les matières premières agricoles baisseraient aussi. Mais je ne suis pas sûr que ce scénario soit crédible.
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Reussir.fr : Y’a-t-il une opportunité à saisir pour l’UE dans cette guerre entre les Etats-Unis et la Chine sur le plan agricole ? Pour exporter plus de porcs par exemple ?
Jean-Luc Demarty : Oui un peu. Mais rappelons que l'Europe est un grand pays exportateur en matière agroalimentaire, surtout sur les produits à haute valeur ajoutée. C'est notre force et c'est d'ailleurs la grande faiblesse des États-Unis qui exportent surtout des commodities : ils ont une structure de commerce extérieur agroalimentaire de pays en voie de développement et ils importent beaucoup de produits à haute valeur ajoutée.
Les Etats-Unis ont une structure de commerce extérieur agroalimentaire de pays en voie de développement
Nous sommes effectivement peut-être des concurrents des Etats-Unis en Chine sur le porc (pour la France notamment) et un peu sur la volaille (pour les Européens). Et encore : notre production de porc en France a tendance à stagner à cause de la politique française aberrante avec la quasi impossibilité de construire le moindre bâtiment d'élevage. Sur les céréales, les États-Unis sont devenus très marginaux sur le blé et ils sont très présents sur le maïs, pour lequel nous sommes déficitaires en Europe. La France n’est pas trop mal placée en maïs mais elle exporte surtout à l’intérieur de l’Europe.
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Reussir.fr : Y’a-t-il moyen de négocier avec Donald Trump, comme l’Europe essaie de le faire actuellement ?
Jean-Luc Demarty : Je ne crois pas trop possible une négociation avec Trump. La seule négociation possible est celle qu’Ursula von der Leyen a lancé il y a huit jours en disant : « on peut faire un désarmement réciproque de nos droits de douane industriels ». On pourrait faire un accord de libre-échange sans l'agriculture, si possible sans réveiller la négociation du TTIP (Transatlantic Trade and Investment Partnership).
Je ne crois pas trop possible une négociation avec Trump
D’ailleurs c’est ce que Jean-Claude Juncker (ex-président de la Commission européenne, ndlr), que j'ai accompagné à Washington en juillet 2018, avait conclu avec Donald Trump, avant qu’il ne renie sa signature en voulant introduire les produits agricoles. A l’époque, les droits de douane liés à la sécurité nationale portaient seulement sur une assiette de 6 milliards d'euros sur l’acier et l’aluminium européens. Aujourd’hui, les droits portent sur 26 milliards d’euros car ils incluent les produits dérivés. 66 milliards d’euros seraient ajoutés avec les voitures et les pièces détachées. Je ne crois pas qu’il va reculer là-dessus.
Une autre possibilité serait de d’appliquer des contingents tarifaires au niveau du commerce traditionnel. Nous l’avons fait avec Joe Biden sur l’acier et l’aluminium.
Reussir.fr : Donald Trump emmène-t-il le monde dans une ère de protectionnisme ?
Jean-Luc Demarty : Non ! Les États-Unis s'isolent donc évidemment, ça a des effets très importants pour nous parce que c'est un gros marché. L’Union européenne y exporte 600 milliards d’euros de biens chaque année. Nous avons un excédent important de l'ordre d'un peu plus de 200 milliards. Mais l’Union européenne a déjà un réseau d'accords de libre-échange avec 74 pays.
Les États-Unis s'isolent donc évidemment, ça a des effets très importants pour nous parce que c'est un gros marché
Et nous sommes en train de finaliser le Mercosur, accord dont je milite pour la ratification, de négocier avec l'Inde, l'Indonésie, la Malaisie, la Thaïlande, les Philippines et l'Australie, accord bloqué en décembre 2023 suite à leurs prétentions trop élevées sur le bœuf et le sucre.
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Reussir.fr : Comment l’Union européenne devrait-elle réagir face aux Etats-Unis pour protéger son économie et en particulier son agriculture ? Les mesures prévues et suspendues 90 jours sont-elles efficaces ?
Jean-Luc Demarty : Je pense que les rétorsions devraient être de 2 types : des rétorsions douanières sur les biens pour la partie sécurité nationale à hauteur de 90 milliards d'euros et des rétorsions à travers l’instrument anti-coercition pour les 20 % de droits de douanes réciproques.
On pourrait taxer la publicité sur X et Meta sur le marché de l’Union européenne.
Ce nouvel instrument, qui date de 2023, est plus compliqué à déclencher car il faut une majorité qualifiée. Il faudrait prendre des mesures sur les services numériques et aussi financiers. Je me félicite de ce qu’Ursula von der Leyen ait évoqué cette idée dans une interview au Financial Times vendredi dernier. On pourrait taxer la publicité sur X et Meta sur le marché de l’Union européenne.
Reussir.fr : Est-ce une bonne idée de taxer le soja américain ? Quelles conséquences pour les filières élevage françaises ?
Jean-Luc Demarty : J’ai été surpris que le soja soit sur la liste européenne. En 2018, quand j’étais directeur général du commerce extérieur, je ne l’avais pas mis sur la liste de rétorsion face aux Américains.
J’ai été surpris que le soja soit sur la liste européenne
Mais en réalité ce sont les graines de soja que l’Union européenne veut taxer. On pourrait substituer nos importations de soja américain par du tourteau de soja qui n’est pas sur la liste et continuer à importer du soja du Brésil et d’Argentine, mais il y aura une forte compétition avec la Chine. Le problème se posera pour l’industrie des biocarburants qui aura besoin d’huile de soja américaine.
Reussir.fr : Cela poserait quand même un problème pour les fabricants de tourteaux français…
Jean-Luc Demarty : Ils pourraient trouver des solutions en utilisant des graines de colza ou de tournesol.
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Reussir.fr : Si les négociations n’aboutissent pas avec Donald Trump, quelles conséquences pour l’agriculture européenne ? l’agriculture française ? Notamment les vins et spiritueux français ?
Jean-Luc Demarty : Je ne crois pas un instant qu’on va arriver à négocier avec Donald Trump vu comment il se comporte. Oui, effectivement, le gros problème pour nous c’est l’impact que ses taxes auront sur les vins et spiritueux, sachant que les Etats-Unis sont un gros marché qui achète du très haut de gamme.
Oui effectivement le gros problème pour nous c’est l’impact que ses taxes auront sur les vins et spiritueux
Et cela va être compliqué de se reporter sur d’autres marchés. La Chine achète beaucoup moins de vin haut de gamme, à cause du contrôle anticorruption de Xi Jinping. Le Japon est un bon client, la Corée aussi, mais ils n’absorberont pas tous les volumes.
Cela va être difficile de réorienter nos exportations de vins et spiritueux vers le reste du monde. Là, il y aura forcément du déchet.
Sur le cognac, on pourrait discuter avec la Chine sur sa renonciation à sa procédure antidumping. Si les droits de douane restent à 10 %, il reste possible d'exporter aux Etats-Unis. Et même à 20 % mais, évidemment, les marges seront rognées et ça entrainera forcément une baisse des exportations vers les Etats-Unis.
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Reussir.fr : Sur le plan agricole, qui seront les gagnants et les perdants de la guerre commerciale ?
Jean-Luc Demarty : Il n’y a jamais de gagnants dans les guerres commerciales. Cette guerre commerciale menée par Donald Trump aura forcément un effet dépressif sur la croissance américaine, et sur la croissance mondiale en général.
Il n’y a jamais de gagnants dans les guerres commerciales
Mais je ne crois pas à une crise du type des années 30. Il faudrait que tout le monde fasse les mêmes erreurs en même temps, c’est-à-dire applique des rétorsions à tout le monde. Il faut toutefois savoir que les tarifs douaniers de Trump sont déjà au-dessus des fameux tarifs Smoot-Hawley qui avaient aggravé la crise en 1930.
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Reussir.fr : A quoi doivent s’attendre les agriculteurs français dans leur quotidien ? Comment les vignerons doivent-ils réagir ? Continuer à exporter vers les Etats-Unis comme si de rien n’était ? Diversifier leurs marchés ?
Jean-Luc Demarty : Personnellement, si j’avais des marchés aux Etats-Unis, je continuerais à exporter en me projetant sur les 10 % de droits de douane.
Personnellement si j’avais des marchés aux Etats-Unis je continuerais à exporter
Bien évidemment, il faudra faire attention à l’approche de la fin du délai des 90 jours pour ne pas avoir des cargaisons trop importantes en cours qui risquent d’être bloquées.
Reussir.fr : Quid de la filière des produits laitiers ?
Jean-Luc Demarty : Certes, la perspective des droits de douane n’est pas bonne pour les produits laitiers, on exporte un peu de fromage aux Etats-Unis. Mais le problème principal pour les produits laitiers français, c'est le fait que la production de lait baisse en France parce qu’on n’a pas assez développé une approche compétitive et que l’on a continué à plus ou moins appliquer des quotas, par la porte de derrière.
Le problème principal pour les produits laitiers français, c'est le fait que la production de lait baisse en France
Lactalis a sorti des milliers de producteurs, suivant un raisonnement rationnel : utiliser le lait français pour faire de la production à haute valeur ajoutée et arrêter de produire les commodities sur le marché mondial. C’est dommage car ce marché est correctement rémunéré. Mais les coûts de production de français sont mauvais.
Aujourd’hui, le prix du lait payé aux producteurs approche 0,50 euros par kilo, c'est tout à fait correct. Je ne comprends pas que la production baisse.
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Reussir.fr : Selon vous l’agriculture française a d’autres soucis plus importants que la menace des taxes Trump ?
Jean-Luc Demarty : Oui, je pense que l'agriculture française a des soucis plus importants, comme la politique agricole française menée depuis 25 ans qui est lamentable et ne pousse pas à la compétitivité.
Oui je pense que l'agriculture française a d'autres soucis plus importants
Et puis il y a le grand enjeu de la future PAC 2027. J’ai plus que des doutes sur ce qui est en train de se préparer.
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Reussir.fr : Doit-on penser la future PAC en intégrant les conséquences de cette guerre commerciale ?
Jean-Luc Demarty : Puisque que l’on peut avoir des fluctuations de prix plus importantes que par le passé, il va peut-être falloir avoir des outils de gestion de marché sans revenir aux vieux instruments catastrophiques que sont les quotas et le stockage public. On pourrait renforcer les systèmes d’assurance récolte ou d’assurance revenu. En revanche, je ne crois pas aux mécanismes contracycliques sur le modèle américain.
Il va peut-être falloir avoir des outils de gestion de marché
Je pense qu’il faut garder l’essentiel du système actuel d’aide découplée à l’hectare. Sur l’aspect budgétaire, je suis pour le maintien voire le développement du soutien à l’agriculture. Mais je ne crois pas un instant que l’on puisse le faire à 100 % au niveau européen, les budgets européens vont être très serrés. Il ne faut pas faire des programmes nationaux intégrant l’agriculture et la cohésion. C'est absolument n'importe quoi, on va tuer la politique agricole commune. Il n’y aura plus de règles communes, chacun fera sa petite cuisine sur son petit feu.
En revanche je pense qu'il faut maintenir des aides directes avec des règles d'éligibilité qui restent largement européennes, avec un cofinancement par des budgets nationaux.
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