« On vise 66% d'économie d'eau sur l'irrigation de nos vignes »
Dans les Pyrénées-Orientales, le domaine Lafage met en place une irrigation de conservation. Le but étant d’exploiter au mieux le potentiel de chaque mètre cube d’eau.

En ce jour d'avril, les nuages menacent au-dessus de Perpignan. Mais la pluie ne se décide pas à tomber. Une situation qui se répète depuis quatre ans dans la région, au point que le climat n'y est plus considéré comme méditerranéen mais comme semi-aride. « Depuis 2022 nous avons un arrêté sécheresse qui nous impose des restrictions d’eau », glisse Antoine Lespès, chargé de projets R&D au domaine Lafage, à Perpignan, dans les Pyrénées-Orientales. Aussi, il a lancé toute une série d’expérimentations pour optimiser l’usage de la ressource là où, pour cause de changement climatique, elle fait maintenant cruellement défaut.
L'agronome nous conduit jusqu'à une jeune parcelle de marselan, plantée en 2017. Des rubalises sur les fils et des jalons au sol laissent deviner que cette vigne reçoit une attention particulière. « Elle est coupée en deux parties, qui ne reçoivent pas la même quantité d'eau », dévoile-t-il. Pratiquant déjà la micro-irrigation, grâce au goutte-à-goutte, le domaine Lafage souhaite développer ce qu’il nomme l’irrigation de conservation. « Nous avons des modalités à 1500 mètres cubes par hectare, ce qui est la recommandation classique dans nos conditions, et d’autres modalités avec seulement un tiers de la dose, soit 500 mètres cubes par hectare », détaille Antoine Lespès.
Trouver un compromis entre quantité d'eau et rendement acceptables
Pour voir comment la vigne réagit à ce régime hydrique particulier, rien n’est laissé au hasard. Chaque modalité de test comporte trois placettes de six souches où sont mesurés, pendant la saison, de nombreux paramètres. La croissance végétative est relevée toutes les semaines à partir du stade boutons floraux séparés jusqu'à la fermeture de grappes. Le potentiel de base est mesuré avec une chambre à pression toutes les deux semaines de la floraison jusqu'aux vendanges, et les baies sont analysées du stade de prévéraison à la récolte (poids, sucre, acides, azote...). De même, des sondes capacitives de chez Corhize permettent de contrôler à distance et en continu l’humidité du sol sur chaque placette.
Cette année, les vignes conduites en irrigation de conservation se sont bien comportées, bien qu'elles aient reçu 66 % d'eau en moins. Mais les résultats qui enchantent le plus Antoine Lespès, ce sont ceux des rendements. Non irrigués, les marselans ont produit en 2024 6,5 tonnes par hectare. Ceux ayant reçu la dose d’eau classique, soit 1500 m3, ont affiché un rendement de 12,3 tonnes par hectare, alors que la modalité en irrigation de conservation a donné 10 tonnes par hectare de vendange. « C’est-à-dire que l’irrigation maximale a permis d’accroître le rendement de 20 % par rapport à celle réduite, mais au prix de 200 % d’eau en plus », résume le chargé de projets.
Il s’intéresse de près à un concept venu d’Australie sur l’efficience de l’eau. Des scientifiques développent des ratios entre les tonnes de raisin gagnées et les mégalitres d’eau (1000 m3) utilisés. Les valeurs oscillent généralement entre 2 tonnes par mégalitre, où l’eau apportée est peu efficiente, et 8 tonnes par mégalitre, correspondant à ce qu’on fait de mieux en termes d’optimisation entre les coûts et les bénéfices. En l’occurrence, le marselan irrigué à 500 mètres cubes par hectare présente un ratio proche de 7 tonnes par mégalitre par rapport au témoin non irrigué, alors que celui ayant reçu 1500 mètres cubes par hectare affiche un ratio proche de 3 tonnes par mégalitre. « Pour nous, l’idée d’irrigation de conservation revient à s’assurer d'un développement de la vigne satisfaisant quand les conditions climatiques deviennent extrêmes, et de maintenir la pérennité du vignoble, pose Antoine Lespès. Ce n’est plus une simple question de rendements. »
Une approche validée d'un point de vue scientifique
Une première parcelle, de grenache noir, avait fait l’objet de telles expérimentations entre 2021 et 2023 sur le domaine du Mas Moutou, propriété de la famille Lafage au nord du département. Des travaux suivis par l’Institut Agro de Montpellier et le consultant Pascal Marty, qui ont confirmé la pertinence d’une telle approche. Depuis la totalité du secteur Moutou est irrigué avec cette méthode. Le chargé de projets a également constaté que les performances physiologiques des vignes étaient, sur ce secteur, différentes de celles que l’on trouve dans la littérature scientifique. « En principe le fonctionnement de la vigne devrait être perturbé en dessous de -0,8 de potentiel hydrique foliaire de base, or nous avons constaté un seuil à -1, témoigne-t-il. Ainsi nous l’avons intégré dans la prise de décision pour déclencher l’irrigation, cela peut nous faire gagner quelques jours. »
Antoine Lespès a également fait analyser la réserve utile des sols du domaine, grâce à des fosses pédologiques, et installé des sondes sur chaque unité pédoclimatique (une quinzaine au total), ainsi que cinq stations météo qui couvrent les 350 hectares. Il déduit aisément les évapotranspirations, points de flétrissement et autres capacités aux champs. « Nous réalisons un suivi précis du régime hydrique pour piloter encore plus finement les moments où la vigne a besoin d’eau », commente le chargé de projets.
En 2025, une nouvelle parcelle vient d’être équipée du même dispositif d’expérimentation que le marselan et avant cela le grenache noir. Il s’agit cette fois-ci de viognier. Cela permettra au domaine Lafage de vérifier si les différents cépages et secteurs réagissent de la même façon à l’irrigation de conservation. Avec l’idée sous-jacente de l’étendre à tout le parcellaire irrigué. « Il en va de la survie de l’entreprise », juge Antoine Lespès.
Le pari de la viticulture régénérative
Sur le long terme, le domaine Lafage est convaincu que l’adaptation à la contrainte hydrique passera également par l’agronomie. C’est pourquoi il s’est rapproché de The Regenerative Viticulture Foundation et vient d’être certifié Regenerative Viticulture Alliance. Cela se traduit par une attention particulière portée à la santé des sols (organismes vivants, matière organique, couverts végétaux…), à la biodiversité dans son ensemble (haies, nichoirs, matériel végétal…) et au cycle de l’eau (hydrologie régénérative, infiltration…). Une parcelle test est d’ailleurs dédiée à cela. Plusieurs protocoles dans l’interrang sont comparés vis-à-vis du régime hydrique : le non-labour, des couverts végétaux simplement scalpés ou bien des couverts détruits au cultivateur. De même, l’évapotranspiration de plusieurs mélanges végétaux différents sera analysée pour trouver le moins gourmand en eau.