Félix Jourdan, sociologue : « Les enjeux sont multiples pour concilier le travail d’abattage et les normes de protection animale »
Félix Jourdan, sociologue à l’UMR Innovation et à l’université de Montpellier, met en lumière des paradoxes autour de l’adéquation entre les morphologies animales et les installations d’abattage, le fonctionnement en flux des outils, et le contrôle de l’état d’inconscience animale.
Félix Jourdan, sociologue à l’UMR Innovation et à l’université de Montpellier, met en lumière des paradoxes autour de l’adéquation entre les morphologies animales et les installations d’abattage, le fonctionnement en flux des outils, et le contrôle de l’état d’inconscience animale.


Quels sont les enjeux entre l’abattage des bovins en flux continu et le contrôle du respect de la protection animale au moment de la mise à mort ?
Félix Jourdan : L’abattage industriel suppose des équipements et des procédés de travail relativement standardisés pour pouvoir fonctionner en flux continu. À l’inverse, la logique du bien-être animal suppose une certaine individualisation de la prise en charge des animaux. Les ouvriers des abattoirs sont ainsi face à une injonction paradoxale : ils doivent tenir le rythme de production, et en même temps prendre du recul pour être attentif à la protection de chaque bovin abattu.
Les procédures pour contrôler l’état de conscience ou d’inconscience des bovins sont-elles source de tensions ?
F. J. : Toute une batterie d’indicateurs pour évaluer la perte de conscience des animaux, avec ou sans étourdissement, a été définie par l’autorité européenne de sécurité des aliments. Un guide de bonnes pratiques de la protection animale a également été rédigé par l’interprofession bovine, afin de répondre aux exigences du règlement CE 1099/2009, appliqué en France depuis 2013.
Mais l’évaluation de l’état de conscience n’est pas un exercice simple, de surcroît en contexte industriel. Bien que des indicateurs aient été élaborés pour tenter de l’objectiver, il y a toujours une part d’interprétation qui dépend du contexte technique et productif, de l’expérience des travailleurs, et de la réaction individuelle des bovins. Cette évaluation est particulièrement complexe lors des abattages sans étourdissement où la perte de conscience est progressive, variable selon les animaux, et durant lesquels une période d’incertitude est quasi-inévitable. Or, plus la part d’interprétation grandit plus des discussions, voire des conflits, sont susceptibles de surgir entre services vétérinaires et industriels.
Des facteurs structurels des abattoirs favorisent-ils aussi les tensions ?
F. J. : Les abattoirs industriels privés apparaissent structurellement favorisés dans l’application des règles de la protection animale, car ils traitent des populations animales relativement homogènes, et sont les mieux dotés sur le plan technique et économique. Les abattoirs prestataires sont moins spécialisés car ils répondent aux besoins en abattage de leur territoire. Ils travaillent généralement avec un seul équipement de contention pour plusieurs espèces et une diversité de gabarits d’animaux.
Ce n’est pas un hasard si les vidéos d’association animaliste concernent souvent des abattoirs prestataires multi-espèces. Cela ne signifie en rien qu’ils soient plus maltraitants ou moins aptes à assurer le contrôle de la protection animale. En revanche, ils sont structurellement désavantagés (sur le plan financier, technologique, etc.). Il faudrait donc penser l’abattoir de proximité différemment. Car même si la cadence y est en général relativement lente, les ouvriers sont moins nombreux et prennent en charge un plus grand nombre de postes.
La traçabilité du mode d’abattage est-elle une demande de la société ?
F. J. : Ces vingt dernières années, la question du bien-être animal n’a cessé de prendre de l’importance dans l’espace politique et médiatique français. Diverses initiatives d’étiquetage et de labélisation du “bien-être animal” se sont développées, y compris en abattoirs. De plus en plus de distributeurs ont des exigences de traçabilité pour des bovins abattus avec étourdissement, afin de valoriser leurs engagements RSE. Mais traçabilité ne signifie pas transparence : si l’intérêt de la société pour le bien-être animal n’a cessé de croître, il n’y a pas de demande citoyenne pour une plus grande visibilité de l’abattage, lequel demeure largement source de répugnance et de dégoût.
"L’abattage est en flux continu et il faut du recul pour être attentif à chaque bovin"
En savoir plus
Félix Jourdan a soutenu en 2022 une thèse de doctorat en sociologie : « rituels musulmans à l’épreuve de l’abattage humanitaire-industriel ». Entre 2018 et 2021, il a mené une enquête qualitative auprès de douze abattoirs de bovins publics ou privés de différentes tailles et conduit 58 entretiens avec des industriels, services d’inspection vétérinaire, ONG de protection animale, scientifiques et sacrificateurs musulmans.