Fact checking : le Comté est-il « un mauvais produit sur le plan écologique » comme l’affirme Pierre Rigaux ?
Après la chronique anti-Comté du militant écologiste et animaliste Pierre Rigaux sur France inter, et la polémique qui s’est ensuivie sur les réseaux sociaux et dans les médias, Reussir.fr revient sur la responsabilité de la filière Comté sur la pollution des rivières du massif du Jura avec des faits.
Après la chronique anti-Comté du militant écologiste et animaliste Pierre Rigaux sur France inter, et la polémique qui s’est ensuivie sur les réseaux sociaux et dans les médias, Reussir.fr revient sur la responsabilité de la filière Comté sur la pollution des rivières du massif du Jura avec des faits.

- La filière Comté s’est-elle intensifiée ces dernières années ?
- La filière Comté fait-elle des efforts pour réduire son impact sur l’environnement ?
- Est-ce que les efforts de la filière Comté sont suffisants pour protéger l’eau des rivières du Jura ?
- L’arrêt de la filière Comté serait-elle bénéfique pour la qualité de l’eau des rivières ?
« Ce n’est plus un secret : le Comté est sûrement un très bon fromage sur le plan gustatif, mais c’est semble-t-il devenu un mauvais produit sur le plan écologique », lâche le militant écologiste et animaliste Pierre Rigaux, le 24 avril sur France Inter dans la pastille La lutte enchantée de l’émission la Terre au Carré. Et de citer « une étude récente » qui décrit « les conséquences néfastes de l’élevage des vaches montbéliardes, sur les plateaux du Jura, vaches dont le lait est utilisé pour faire le fameux fromage ».
« En résumé, les déjections bovines chargent les sols en azote et en phosphore. D’autres pratiques agricoles liées s’ajoutent au problème. Les polluants se retrouvent rapidement dans les rivières. Résultat : prolifération d’algues, disparition des invertébrés aquatiques, truites malades, bref des cours d’eaux pollués par le Comté », poursuit le naturaliste et écologue qui accuse « l’intensification des pratiques de la filière ». La chronique prend ensuite une tournure antispéciste contre l’élevage laitier avant que Pierre Rigaux n’appelle à arrêter de manger du Comté.
Des attaques gratuites et totalement injustes pour les acteurs de la filière
Cette diatribe contre la filière laitière AOP passe relativement inaperçue jusqu’à ce que Le Figaro publie le 10 mai un article intitulé « « Il faut arrêter d’en manger » : quand les écologistes veulent interdire… le comté ». Un buzz s’ensuit, les « pour » et les « contre » s’écharpant sur les réseaux sociaux et un hashtag #touchepasaucomte apparaît pour venir en aide à la filière Comté qui selon son président Alain Mathieu qualifie les attaques de Pierre Rigaux « de gratuites et totalement injustes pour les acteurs de la filière ».
Au-delà de la polémique, Reussir.fr a décidé de revenir à froid sur le sujet bien moins simpliste que les débats des derniers jours veulent bien laisser croire.
Les rivières du massif du Jura sont-elles polluées ?
Quand Pierre Rigaux pointe les conséquences néfastes de la filière Comté sur l’environnement mises en avant par une étude, fait en fait référence à deux études après renseignements pris directement auprès de l’auteur :
- La partie 1 de l’étude Nutri-Karst sur « l’évolution de la ressource en eau dans le massif du Jura depuis 50 ans » publiée en 2022 par le BRGM et la Chambre d’agriculture Doubs-Territoire de Belfort (financée par l’Agence de l’eau Rhône méditerranée Corse)
- L’étude de l’état de santé des rivières karstiques en relation avec les pressions anthropiques sur leurs bassins versants publiée en 2020 par l’URM Chrono-environnement (sous tutelle du CNRS et de l’université de Franche Comté) et financée par le département du Doubs et la région Bourgogne Franche Comté.
Reussir.fr a consulté ces deux études très conséquentes et interrogé ses auteurs. Que retenir ?
Quel taux de nitrates dans les rivières du Jura ?
« On constate bien une pollution des rivières par les nitrates ou un dysfonctionnement », commente Jean-Baptiste Charlier, responsable du projet Nutri-Karst au BRGM.
On constate bien une pollution des rivières par les nitrates ou un dysfonctionnement
« Les rivières comtoises dans le massif du Jura connaissent depuis plusieurs décennies une dégradation chronique de la qualité de leurs eaux. Cela s’est traduit par des épisodes de mortalités piscicoles lors des dix dernières années affectant les rivières – pourtant emblématiques pour la pêche – de la Loue, du Doubs, mais aussi du Dessoubre, l’Ain ou de la Bienne », explique le chercheur hydrogéologue dans un article de vulgarisation le 18 juin 2023 sur The Conversation.
Les concentrations en nitrate dans les eaux du massif du Jura augmentent vers les zones aval, atteignant un excès jusque 6 fois supérieur au bruit de fond naturel (environ 2,5 mg(NO3 )/L), peut-on lire dans l’étude Nutri-Karst. « La tendance à la hausse des teneurs en nitrate dans les eaux dans les années 80-90 montre une inflexion dans les années 2000, sans pour autant engendrer une réduction importante du niveau de pollution des eaux », affirme encore l’étude qui souligne que les rivières situées dans le département du Doubs (et notamment la Loue) sont plus sensibles à la pollution des eaux par les nitrates.
La rivière Loue en bon ou mauvais état ?
« Les poissons meurent en masse, les rivières ne sont pas en bon état », affirme de son côté François Degiori, coauteur de l’étude de l’URM Chrono-environnement, sur laquelle une trentaine de chercheurs ont travaillé pendant 8 ans. Selon lui la Loue se retrouve bien en-dessous de son potentiel naturel, cette rivière qui était parmi les moins perturbée et présentait des stocks de salmonidés encore très importants jusqu’en 2008 ayant subi une « altération spectaculaire ». Au-delà des taux de nitrates et de phosphore dans l’eau des rivières, le chercheur pointe aussi la présence de résidus de produits vétérinaires et de contaminants chimiques issus du travail de la filière bois mise en avant par l’étude Chrono-environnement.
Quand on regarde l’état de la rivière Loue, il n’est pas mauvais
Pour autant, selon les normes actuelles caractérisant la qualité des eaux, « quand on regarde l’état de la rivière Loue, il n’est pas mauvais », affirme François Rollin, directeur de la délégation de Besançon de l’agence de l’eau dans la Voix du Jura du 15 mai. « L’état écologique selon la directive écologique européenne est jugé moyen ou bon, selon les tronçons sur lesquels on se situe sur la Loue. On n’est pas dans un état médiocre ou mauvais que l’on peut retrouver sur d’autres rivières, on est sur un état moyen sur la partie des rivières qui est sur la zone montagneuse » poursuit-il. « Cela ne veut pas dire que tout est parfait pour autant. Comme les autres rivières, la Loue subit les impacts des activités humaines (agricole, domestique, industrielle) », nuance-t-il.
Et de pointer le rôle des nutriments composés de nitrates et de phosphore utilisés pour faciliter la pousse de l’herbe. « C’est comme cela que par effet de ruissellement, on retrouve des traces en bout de course dans les rivières ou dans les sous-sols. Cela dit, on n’atteint pas des taux très élevés, mais il faut être vigilants, d’autant que l’on se trouve dans un massif où les rivières sont particulièrement sensibles. Tout le monde doit être vigilant et mettre sa pierre à l’édifice », reconnaît-il.
Est-ce la faute du Comté ?
Qui est responsable de l’état des rivières du Jura et notamment de la Loue ? Seulement le Comté comme l’affirme Pierre Rigaux dans sa chronique ?
Une pollution des rivières multifactorielle
« Le problème est multifactoriel, il ne faut pas le regarder par le petit bout de la lorgnette » explique Jean-Baptiste Charlier qui pointe toutefois « le problème lié au lisier et le retournement des prairies à moyenne altitude ».
Plus sévère, François Degiori, commente pour sa part : « certaines pratiques agricoles bien identifiées sont responsables de la majeure partie de la pollution des rivières du bassin karstique ». Parmi ces mauvaises pratiques, selon lui : le retournement des prairies « qui va déstructurer le sol et faire partir la matière organique » et l’utilisation « des engrais de synthèse et du lisier ».
« L’agriculture est le principal poste d’apport aussi bien en azote (92%) qu’en phosphore (95%) devant les rejets domestiques et industriels (7% pour l’azote et 5% pour le phosphore) et la transformation du lait (0,4% pour l’azote et 0,6% pour le phosphore) », peut-on lire dans l’étude Nutri-Karst.
L’étude Chrono-environnement pointe par ailleurs un dysfonctionnement des petites stations de traitement des eaux qui traitent la moitié des rejets du bassin.
Un milieu karstique très vulnérable
« Le milieu karstique est très vulnérable avec des sols très superficiels (deux tiers ont moins de 20 cm). Le relief composé de fissures et de cavités amène rapidement l’eau en profondeur avec un faible pouvoir de rétention des polluants », rappelle Jean-Baptiste Charlier.
« Les déjections du cheptel bovin (fumier, purin, lisier) constituent actuellement la première source d’azote (73 %) et de phosphore (78 %) apportés sur les parcelles agricoles, devant les engrais minéraux de synthèse (azote 24 % et phosphore 16 %) », précise l’étude Nutri-Karst. « Depuis 20 ans, l’amélioration des pratiques dans les élevages a conduit à une diminution des livraisons d’engrais minéraux : 2 fois moins d’engrais azotés, 7 fois moins d’engrais phosphatés et 5 fois moins d’engrais potassiques sont épandus sur les parcelles agricoles », souligne-t-elle encore.
Interrogé par Reussir.fr, Didier Tourenne, chargé de mission de la chambre d’agriculture du Doubs et du territoire de Belfort, affirme par écrit que « l'amélioration des pratiques agricoles (ndlr : il cite la mise aux normes des bâtiments avec augmentation de l'autonomie de stockage des effluents liquides, une meilleure valorisation des effluents, de meilleurs matériels d'épandage, des analyses ou encore la formation...) a entraîné une diminution d'un facteur 3 des ventes d'engrais azotés (de 45 à 15 kg N/ha/an) et d'un facteur 6 les ventes des achats d'engrais phospho-potassiques (de 40 à moins de 7 kg P et K /ha/an) ».
Il y a des efforts faits par la filière depuis 20 ans, on ne peut pas le nier. Mais ils sont en partie masqués par les effets du réchauffement climatique
« Il y a des efforts faits par la filière depuis 20 ans, on ne peut pas le nier. Mais ils sont en partie masqués par les effets du réchauffement climatique », commente Jean-Baptiste Charlier qui évoque « le paradoxe jurassien ».
Le réchauffement climatique atténue les efforts de la filière Comté
« Depuis 10 ans, il y a plus de sécheresse en Franche Comté. La baisse de production des prairies lors des périodes de sécheresse entraine plus de reliquats azotés qui se retrouvent dans les rivières » pointe le chercheur. Un phénomène montré par le premier volet du projet Nutri-Karst.
Lire par ailleurs : Quatre leviers pour réduire la dépendance à la fertilisation minérale
La filière Comté s’est-elle intensifiée ces dernières années ?
Dans sa chronique, Pierre Rigaux évoque une intensification des pratiques de la filière Comté pour expliquer la pollution des rivières du Jura.
Une affirmation qui fait bondir Alain Mathieu, président du Comité interprofessionnel de gestion du Comté (CIGC).
« Alors oui, la filière Comté a doublé sa production en passant de 35 000 tonnes en 1990 à 68 000 tonnes dans les 12 derniers mois. C’est une réalité. Ce qui est faux, c’est de dire qu’il y a eu une intensification de la production de lait chez les producteurs historiques », s’emporte-t-il.
On a accueilli ces 10 dernières années plus de 45 000 ha
« Cette hausse de la production vient du fait que les producteurs historiques ont permis à d’autres agriculteurs, qui faisaient du lait standard ou de l’emmental, de rejoindre la zone. Nous sommes fiers de cet accueil et ce n’est pas supportable que cela se retourne contre les producteurs historiques. Ces producteurs se sont engagés dans notre cahier des charges, ils ont arrêté l’ensilage de maïs et sont passés aux races Montbéliardes et Simmental. On a accueilli ces 10 dernières années plus de 45 000 ha », commente-t-il.
Et de rappeler que la filière Comté fait aujourd’hui partie des filières laitières les plus extensives de France avec une production moyenne de 3000 litres de lait par hectare et par an. La moyenne de production des 2400 fermes de l’appellation atteint pour sa part 360 000 litres de lait.
Lire aussi : Inflation : comment le Comté s’adapte ?
La filière Comté fait-elle des efforts pour réduire son impact sur l’environnement ?
Alain Mathieu, président du CIGC, juge les attaques de Pierre Rigaux « gratuites et totalement injustes » et ce d’autant plus que « les acteurs de la filière sont engagés de longue date pour préserver les ressources en eau ». « Nos efforts sont reconnus par notre organisation de tutelle (Inao) qui considère notre cahier des charges comme l’un des plus exigeants et engagé sur le volet environnemental », argumente-t-il.
Il rappelle que d’ici la fin de l’année le 10e cahier des charges, « déjà mis en pratique par la plupart des agriculteurs de la filière Comté », sera homologué.
Ce cahier des charges qui compte 170 mesures va plus loin que les pratiques existantes en faveur de l’environnement avec :
- Une augmentation de la surface agricole utile par vache de 30%, de 1 à 1,3 hectare
- Avec au moins 50 ares de surface fourragère disponible par vache dans un rayon à 1,5 km autour du point de traite
- Une production maximale des exploitations limitée à 1,2 million de litres de lait par an
- Un encadrement de la production avec 50 vaches laitières maximum par unité de travail annuel (90 pour 2 UMO)
- Une diminution de la fertilisation azotée avec un plafond descendu à 100 unités d’azote par hectare (en cas d’utilisation d’effluents liquides) contre 120 auparavant dont 40 unités d’azote maximum de fertilisation minérale (contre 50 précédemment)
- L’interdiction d’épandre avant d’avoir atteint les 200°C de cumul des températures journalières positives observées sur l’année
- La mise en place d’un plan d’épandage individuel pour chaque exploitation.
« Nous sommes plus une filière précurseur qu’une filière à la traine », déclare Alain Mathieu, qui rappelle que ces nouvelles mesures s’ajoutent à des mesures existantes comme la limitation de la production à 4600 litres/ha à laquelle s’ajoutent des limitations individuelles issues de l’historique des exploitations depuis 2015. « En réalité nous sommes aujourd’hui en moyenne à 3000 litres de lait par hectare et par an », assure le président du CIGC.
Est-ce que les efforts de la filière Comté sont suffisants pour protéger l’eau des rivières du Jura ?
« Nous sommes une des filières les plus extensives de France », répète Alain Mathieu qui refuse que la filière Comté soit traitée « de mauvais élève ». Et de faire référence à l’étude réalisée en 2021 par le Bureau d’analyse sociétale d’intérêt collectif (Basic) pour Greenpeace France et le WWF qui a montré les impacts globalement positifs de la filière Comté sur la biodiversité et les sols.
« Je veux bien que ce ne soit pas suffisant d’ailleurs nous sommes dans une démarche de progrès permanent. On ne ferme aucune porte », ajoute le président de la filière Comté. Il affirme que la filière prend part à de multiples études, et prévient toutefois des conséquences d’une stigmatisation de la filière. « Si on n’est pas reconnus, le dialogue avec les structures va s’arrêter » exprime-t-il.
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« Le nouveau cahier des charges va dans le bon sens mais ce n’est pas assez, il va falloir faire plus » estime pour sa part Jean-Baptiste Charlier soulignant que le BRGM et la chambre d’Agriculture devraient terminer cet été le volet 3 de l’étude Nutri-Karst. Y seront détaillés les mécanismes de transfert de l’azote et du phosphore dans le bassin karstique et à l’automne des leviers d’action seront exposés aux élus et acteurs du territoire lors de la réunion de restitution.
Le nouveau cahier des charges va dans le bon sens mais ce n’est pas assez, il va falloir faire plus
« Les leviers d’action identifiées sont d’abandonner le lisier et de poursuivre la diminution des engrais de synthèse » avance le responsable du projet Nutri-Karst. Des pistes de progrès partagées par les auteurs de l’étude Chrono-environnement, avec le maintien des prairies permanentes. « On devrait aller vers la suppression des engrais industriels et faire de l’agriculture de précision pour mieux raisonner les amendements », commente François Degiori, qui regrette que faute de financement l’étude n’ait pas pu se poursuivre. « On a fait une étude auprès de 40 agriculteurs (pour étudier l’impact de leurs pratiques sur la qualité de l’eau, ndlr), on avait prévu une étude plus large avec le GDS », poursuit-il.
L’arrêt de la filière Comté serait-elle bénéfique pour la qualité de l’eau des rivières ?
Alors faut-il arrêter le Comté pour protéger l’environnement, comme le promeut Pierre Rigaux ? « On peut toujours faire du Comté en faisant évoluer les choses même si ce n’est pas forcément simple à mettre en œuvre », lâche Jean-Baptiste Charlier, qui interroge indirectement Pierre Rigaux. « Qu’est-ce qu’il veut mettre à la place de l’élevage ? »
« Il ne s’agit pas de stigmatiser toute la filière agricole. Il y a moyen de faire du bon fromage », confirme pour sa part François Degiori.
Les prairies sont la meilleure occupation agricole d'un sol pour limiter les transferts vers les nappes et les cours d'eau
« Les prairies sont la meilleure occupation agricole d'un sol pour limiter les transferts vers les nappes et les cours d'eau. […] La situation des rivières serait nettement plus dégradée sans une filière agricole qui valorise l'herbe et les prairies permanentes », commente aussi Didier Tourenne, chargé de mission de la chambre d’agriculture du Doubs et du territoire de Belfort.
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