Interview
« L’innovation agricole doit avant tout aider les agriculteurs à gagner mieux leur vie »
Réélue à la tête de l’association de coordination de techniques agricoles (Acta), Anne-Claire Vial estime que les gains apportés par le numérique dans les fermes seront nombreux. Créées par cinq instituts techniques, les Digifermes visent à tester en conditions réelles des solutions numériques, au bénéfice des professionnels. Dans le Grand Ouest, pas moins de six fermes sont ainsi labellisées.
Réélue à la tête de l’association de coordination de techniques agricoles (Acta), Anne-Claire Vial estime que les gains apportés par le numérique dans les fermes seront nombreux. Créées par cinq instituts techniques, les Digifermes visent à tester en conditions réelles des solutions numériques, au bénéfice des professionnels. Dans le Grand Ouest, pas moins de six fermes sont ainsi labellisées.

Que sont les Digifermes® en quelques mots ?
Lancé en 2016 par plusieurs instituts techniques agricoles et l’Acta, le réseau des Digifermes® a pour objectif de promouvoir les solutions numériques qui répondent aux besoins des agriculteurs. Pour cela, il faut pouvoir les tester de manière rigoureuse, objective et dans des situations grandeur nature. Ce réseau regroupe, en 2025, 21 fermes expérimentales réparties sur le territoire français, dans les filières animales et végétales. Chaque ferme est appuyée par une structure de R&D (ITA, Chambre d'agriculture, etc.) et permet d'évaluer en conditions réelles et diverses les solutions numériques. Elles travaillent avec les entreprises de l'AgTech pour coconcevoir les outils en développement, évaluer et faire un retour utilisateur. Elles sont aussi un lieu de transfert et de démonstration pour les professionnels de leurs filières (conseillers, agriculteurs).

Comment le réseau de fermes est-il structuré ?
Les porteurs des Digifermes® se réunissent régulièrement pour partager sur les projets en cours et leurs retours d’expériences, notamment lors de groupes de travail techniques par filière. Une ingénieure Acta, Julie Ménadi, assure les tâches de coordination dans des projets communs, d’animation et de communication.
Quels sont les sujets de recherche ?
Les Digifermes® ont quatre axes de travail sur l’agriculture numérique en commun : la digitalisation de l’agroéquipement, le pilotage tactique des productions, le pilotage stratégique des exploitations et la production et valorisation des données
Pourriez-vous nous donner un exemple récent d’innovation initiée dans une Digiferme® ?
Oui, par exemple, le projet 3D CGT (3D imaging based Cattle Growth Tracking) a commencé en mai 2025 pour aller jusqu’à avril 2028. L’objectif est d’utiliser l’imagerie 3D et l’IA pour suivre finement la croissance des bovins. Grâce à l’imagerie 3D, le projet 3D-CGT standardisera la collecte de données morphologiques et développera des IAs pour prédire des métriques clés afin d’ouvrir la voie à des outils d’aide à la décision. Il montrera la voie à des projets de développement ambitieux sur le suivi de la croissance des jeunes animaux avec des acteurs comme les organismes bovins croissance ou certaines coopératives des filières lait et viande. La Digiferme® du Cirbeef (56), labellisée en 2025, sera le site d’expérimentation pour ce projet.
Quelle est l’innovation agricole la plus marquante de ces dernières années selon vous ?
Les technologies numériques ont beaucoup avancé ces dernières années. Le développement récent de l’intelligence artificielle notamment a permis de faire éclore des technologies numériques couramment utilisées dans de nombreuses innovations. Il n’y a qu’à prendre la capacité de vision des machines (deep learning) qui n’existait pas au niveau que l’on connait, il y a seulement 10 ans. Aujourd’hui, de très nombreuses applications s’appuient sur la reconnaissance automatisée d’images ou de caméra. Il y a plein d’applications pour la robotique ou le suivi des animaux dans les bâtiments d’élevage ou même accessibles avec un simple smartphone.
Selon vous, vers quelle direction l’innovation agricole doit-elle se tourner en priorité ?
L’innovation agricole doit avant tout permettre d’apporter des solutions aux problèmes des agriculteurs et des éleveurs et les aider à gagner mieux leur vie. Le secteur de l’élevage est particulièrement touché par l’érosion du nombre d’agriculteurs. La question de la rentabilité est donc centrale, on voit d’ailleurs que c’est la priorité annoncée dans les sondages. Il y a aussi la question de la simplification administrative. Les innovations ne doivent pas être une source de soucis supplémentaires mais alléger la charge mentale et simplifier le métier des éleveurs. Enfin, les innovations doivent aussi permettre de rapprocher l’agriculture de la société en apportant des données et des informations sur les pratiques vertueuses et positives pour notre environnement.
Comment les instituts techniques agricoles (ITA) font-ils pour que les innovations profitent aux éleveurs et soient applicables dans les fermes ?
C’est le cœur de métier même des instituts techniques agricoles. Notre première mission est de rester en position d’écoute et proches du terrain pour faire émerger les besoins en termes de recherche et développement et orienter la recherche agronomique et zootechnique. Notre seconde mission est d’expérimenter sur nos stations mais aussi de plus en plus avec des réseaux d’agriculteurs en accompagnant la prise de risque. Enfin, notre troisième mission est d’assurer le transfert et la mise à disposition de références et de connaissances, en partenariat avec les acteurs du conseil et du développement.
Qu’est-ce que ces technologies peuvent apporter concrètement dans les fermes ?
Les promesses sont nombreuses : gain en compétitivité économique, attractivité du métier (en lien avec le temps de travail), amélioration des impacts environnementaux, résilience des exploitations. Le numérique n’est qu’un outil pour répondre à ces différents enjeux.
Comment s'assurer que la recherche et l'innovation sont bien en phase avec les problématiques des agriculteurs sur le terrain ?
Le test en conditions réelles des Digifermes, reflétant une diversité de réalités agricoles, permet de valider la pertinence d’innovations numériques. Le retour utilisateur qu’elles offrent, renseigne les utilisateurs finaux avant de franchir le pas de l’achat. Etant à l’interface entre les entreprises de l’Agtech et les agriculteurs, elles permettent aussi de capter et de faire remonter les besoins des filières en termes d’innovation.
Le temps de la recherche et de l’innovation est long, comment les IT adaptent-ils les projets aux réalités évolutives du terrain ?
Oui c’est très important de le rappeler. Le temps de l’innovation est long et encore plus dans le secteur agricole où il y a une saisonnalité des activités. La recherche publique ou privée, même si elle vise un impact à 10 à 20 ans reste toutefois indispensable. Mais les éleveurs et les agriculteurs ont aussi besoin d’une recherche opérationnelle de court terme. C’est le rôle des ITA qui visent un impact à 1 à 3 ans et qui font pour cela une passerelle entre recherche et développement dans le but d’accélérer le transfert des connaissances scientifiques acquises dans les fermes d’application. Un agriculteur ne peut expérimenter qu’une fois par an sur sa ferme. Il faut donc qu’il puisse être bien orienté et accompagné.
Quel est le coût moyen d’implantation des nouvelles technologies dans les fermes ?
Il y a des innovations très couteuses et d’autres qui ne coûtent pas grand-chose. Ce qui est plus intéressant, c’est de mesurer ce qu’elles vont rapporter en retour. Ce travail d’évaluation est justement fait dans les Digifermes®.
La profession agricole dit "pas d'interdiction sans solution", les pouvoirs publics donnent-ils assez de moyens à la recherche en agriculture ?
Il y a des moyens qui sont mis sur la table, c’est important de les maintenir. Il faut noter aussi des plans ambitieux qui ont pu se mettre en place comme le Parsada en 2024 pour répondre justement au besoin d’anticiper le risque de se retrouver sans solution. C’est un modèle qu’il faudrait appliquer à d’autres priorités. Nous attendons l’évaluation d’un grand plan de R&D sur l’élevage qui en a bien besoin.
Les agriculteurs sont-ils formés à l’utilisation des nouvelles technologies ? Y a-t-il au contraire des freins ?
Nous avons identifié que cela constitue effectivement un frein, même si ce n’est pas le premier. Il faut commencer dès le plus jeune âge dans les lycées techniques et puis également tout au long de la vie. La formation professionnelle doit donc être également soutenue.
Comment faire pour que les agriculteurs s’approprient ces innovations ?
L’appropriation passe par l’accompagnement (plusieurs enquêtes le montrent). Plusieurs facteurs influent l’adoption de solutions numériques :
En premier lieu, les facteurs technologiques, soit la facilité d’utilisation, la fiabilité ou la perception des bénéfices directs (rendement, coûts, etc.). Les facteurs socio-économiques : taille de l’exploitation, coûts d’investissement, perception des risques. Et enfin, les facteurs institutionnels : l’accompagnement, les formations, les aides à l’investissement et la réglementation.
Les innovations contribuent-elles à la durabilité environnementale des fermes ?
Nous pensons que oui, ce sont des aspects qui sont testés dans les Digifermes®. On parle d’ailleurs de plus en plus d’évaluation de la « multiperformance » des innovations. C’est-à-dire qu’on va les regarder sous l’angle économique, social mais aussi environnemental. Sur le sujet de l’eau, on voit bien que l’optimisation de l’irrigation pilotée par le numérique permet de limiter fortement la consommation tout en préservant un bon niveau de production.
L’agriculture connectée peut-elle réellement permettre de réduire l’usage des produits phytosanitaires ?
Là aussi il y a de nombreux exemples qui fonctionnent. On peut réduire de 30 à 50% les apports de fongicides sur le mildiou de la pomme de terre avec l’OAD d’ARrvalis. Certains robots de désherbage permettent de réduire de plus de 70% jusqu’à 100% l’IFT herbicide.
Au niveau technique, quelle est selon vous la prochaine révolution agricole ?
Le sujet d’avenir majeur va très certainement être le changement climatique avec son volet atténuation et adaptation, et l’agriculture va être en première ligne. Si les projections se confirment, il va falloir se préparer à une France à +4°C à la fin du siècle avec des zones qui vont devoir faire sans eau en été. L’impact va être très violent et il va falloir mobiliser tous les leviers de l’innovation.