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L’Argentine, cette usine à bœufs qui tourne au ralenti

Dans bon nombre d’élevages naisseurs argentins, le potentiel de production est loin d’être utilisé à 100 % de ses capacités. Une intensification raisonnée principalement axée sur la gestion de l’herbe et du pâturage permettrait de le conforter.

La ferme expérimentale Manantiales (« Les sources », en espagnol) est située à Chascomús, au cœur du bassin du Salado, une des principales zone d’élevage allaitant d’Argentine. Dans cette région située à 120 kilomètres au sud de Buenos Aires, la plupart des exploitations sont en système naisseur et la quasi-totalité des cheptels sont composés d’animaux angus ou hereford. Des races d’origine britanniques, bien adaptées au climat tempéré des pampas et à des systèmes d’élevage reposant sur des cheptels de grande dimension conduits en plein air intégral pour la partie « naissage ».

Cette estancia de 700 hectares appartenait autrefois à un brasseur que le général Juan Domingo Perón a exproprié dans les années 1950. Depuis, elle fait partie du domaine public et est utilisée par les chercheurs de l’Institut national de technologie agricole (Inta) pour réaliser sur le terrain, différentes expérimentations sur la conduite des systèmes allaitants. Ces dernières années, l’une des thématiques étudiées a été la comparaison de deux systèmes de production : l’un semi-intensif sur 137 ha avec une charge animale de 1 UGB/ha, l’autre intensif sur 72 ha avec une charge de 2 UGB/ha avec des achats pour pallier au manque d’herbe et de fourrages. À titre de comparaison, il s’agit de niveaux de chargement nettement supérieurs dans les deux cas de figure à ce qui est classiquement pratiqué dans la région. Dans la plupart des exploitations du bassin du Salado, le niveau de chargement est le plus souvent compris entre 0,6 et 0,7 UGB/ha.

Lotier et pâturage tournant

« La raison d’être de notre ferme est d’expérimenter de nouveaux itinéraires techniques de production qui seront ensuite suggérés aux éleveurs de la région pour améliorer la productivité de leurs élevages », explique Matías Bailleres, son jeune directeur, auteur d’une thèse sur le lotus tenuis, (lotier) dont il met en avant, dans le contexte de cette zone d’élevage, les vertus pour l’engraissement des bovins. « Cette légumineuse offre une bonne qualité fourragère, même en été lorsque la pousse des graminées diminue et que leur valeur alimentaire se réduit. Sur sol pauvre, le lotier est plus avantageux que la luzerne », assure-t-il, en traversant la haie d’eucalyptus qui mène au corps de ferme.

Et ce dernier d’appuyer ses dires en proposant une visite sur le terrain en plein printemps austral, période où la pousse de l’herbe est à son maximum. « Cette vision verdoyante est trompeuse, commente Matías au volant du pick-up. La production actuelle de matière sèche de ces prairies avoisine 50 kg/j/ha. Mais pendant l’hiver, ce niveau descend à 5 kg et peut être nul pendant l’été. »

Lire aussi : L’image de la viande argentine ternie par la part croissante des feedlots

Les systèmes herbagers en place sur la ferme s’accompagnent de tous les équipements classiquement utilisés depuis des lustres dans la plupart des élevages de cette zone : un moulin à eau pour remonter le précieux liquide depuis la nappe phréatique, des abreuvoirs, l’incontournable et imposant parc de contention et de solides clôtures composées de pieux en bois percés de trous permettant de faire coulisser sept rangs de fils lisses énergiquement tendus. Cela se résume à ces équipements côté infrastructures, mais à Manantiales, on sème aussi des céréales destinées au cheptel, et on pratique le pâturage tournant dans les parcelles recloisonnées au fil électrique. Ce qui, dans la région, est encore bien loin d’être entré dans les habitudes.

« Dommage que les gérants des exploitations allaitantes argentines y passent si peu de temps, déplore Matías, qui y voit une grosse lacune. Mieux gérer l’herbe et le pâturage serait un moyen d’améliorer très largement les niveaux de productivité des surfaces en herbe et cette intensification très raisonnée de la conduite leur permettrait de conforter les niveaux de chargement. C’est ce que nous avons démontré dans nos derniers travaux. »

Par ailleurs, selon lui, les propriétaires de grands domaines, où la conduite des cheptels est déléguée à de la main-d’œuvre salariée, se reposent trop souvent sur les avantages conférés par les économies d’échelle liées à la dimension de leurs élevages. « Un de nos voisins, ex-président de la Société rurale argentine, possède à Chascomús une propriété de quelque 7 000 hectares où l’élevage est inefficient au plus haut point », affirme le fonctionnaire argentin, un brin taquin.

Des animaux légers bien adaptés à la demande

Et d’appuyer son argumentaire sur la nécessité de mieux gérer le pâturage et la rotation des lots sur les parcelles avec les résultats chiffrés de l’expérimentation (voir tableaux), dont la synthèse a été réalisée en juin dernier. Dans ce document les charges sociales et les impôts n’ont pas été pris en compte. En outre, le poste loyer est nul dans la mesure la ferme est en propriété. L’impact d’une éventuelle location des terres correspondrait au barème classiquement pratiqué dans le secteur soit la valeur de 70 kg de bouvillon vif par hectare et par an, soit environ 70 €/ha (1).

« Sur le système intensif, explique Matías, avec un cheptel de 88 mères angus (de 440 kg en moyenne) et leur suite, on sème en complément des prairies du sorgho et du maïs sur 12 hectares, des céréales d’hiver, de l’avoine et du ray-grass. Les prairies semées sont composées de fétuque, trèfle et lotier. » Les femelles sont inséminées puis conduites en monte naturelle pour rattraper les loupés. Les génisses sont mises à la reproduction à 15 mois, à condition qu’elles pèsent à cet âge plus de 280 kg.

Les veaux sont sevrés au cours de l’automne austral. Ils ont alors autour de 7 mois. Les mâles, tous castrés, sont conduits à l’herbe et leur finition à proprement parler démarre peu après leur premier anniversaire. En plus du pâturage de l’herbe de printemps, ils bénéficient d’une supplémentation de 2,3 kg/tête de maïs grain aplati à partir de 12-14 mois. L’objectif de poids vif d’abattage est de 400 kg à 16-18 mois. Les GMQ réalisés à partir du sevrage peuvent sembler bien modestes analysés par un œil d’éleveur français. Ils oscillent entre 700 g et 1,1 kg mais sont réalisés quasi exclusivement avec de l’herbe pâturée et fournissent au final des carcasses d’un poids certes là aussi bien modeste, mais parfaitement adaptées aux attentes du marché intérieur argentin. La qualité et l’équilibre des prairies, la bonne gestion de l’herbe ainsi que la bonne gestion du volet sanitaire, sont à la base de tels résultats.

« Nous conseillons aux éleveurs de fertiliser les prairies avec de l’urée en août [hiver austral], afin d’anticiper d’un mois la pousse du printemps. Le défi est d’obtenir des fourrages de qualité toute l’année pour éviter les pénuries de l’été et de l’hiver », indique Matías.

(1) Toutes les valeurs mentionnées en pesos argentins ou converties en euros ont été relevées au mois de juin 2020, alors que le taux de change peso argentin-euro était de 80 pour 1, selon la Banque centrale de la République argentine.

Des lacunes constatées dans un élevage

Pour compléter cette visite à Chascomús, le responsable technique de cette ferme expérimentale nous emmène sur une grosse exploitation du voisinage (1 500 ha de prairies pour un cheptel de 678 vaches angus) où il continue de faire le guide en passant en revue un parc de tri dernier cri puis un atelier d’engraissement hors sol type feed-lot nord-américain avec auges bien alignées, aire de stockage en béton et silos étincelants qui surplombent les maisonnettes des « péons ». L’ancien propriétaire des lieux est décédé récemment. Il avait fait fortune dans le BTP et s’était fait plaisir en plaçant une partie de son capital dans cette ferme et ce troupeau. « En Argentine, le foncier agricole demeure un placement prisé. Il constitue une marque de statut social. Sa fille trentenaire en a hérité. Elle découvre l’activité », résume Matías, à la fois admiratif devant l’importance du capital que peut représenter ce type d’élevage, mais plus critique sur la façon dont il est géré. Et de montrer une multitude de détails qui trahissent des lacunes dans sa conduite au quotidien : mauvais état des prairies, surpâturage, ravinement et piétinement qui attestent d’une mauvaise gestion de la ressource en herbe. Les marges de progrès pourraient être importantes et surtout faciles et peu onéreuses à mettre en œuvre.

L’avantage aux systèmes herbagers « semi-intensif »

Les bilans comptables des systèmes allaitants semi-intensifs et intensifs testés sur la ferme de l’Inta à Chascomús ont été réalisés en prenant en compte les niveaux des prix du bétail relevés en juin 2020.

Ces bilans chiffrés font d’abord état de toute l’importance d’avoir de bons résultats côté productivité numérique des cheptels. Les travaux réalisés sur cette ferme expérimentale confirment ensuite tout l’intérêt d’avoir une intensification très raisonnée des systèmes de production. Ils soulignent en revanche que cette intensification gagne à rester raisonnable et à ne pas dépasser un certain seuil. Dans la conjoncture 2020, un niveau d’intensification trop important se traduit par une nette détérioration du résultat dans la mesure où la hausse des facteurs de production, liée en particulier à un coût d’alimentation sensiblement accru n’est pas compensée par une progression suffisante du produit brut lié à la vente des animaux.

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