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Karine Le Marchand : « Un agriculteur devrait vivre du produit qu'il fait »

Reussir.fr, qui a pu voir le documentaire Familles de paysans, 100 ans d’histoire avant sa diffusion le 27 novembre sur M6, s’est entretenu avec sa productrice Karine Le Marchand. La présentatrice de l’Amour est dans le Pré nous raconte les coulisses de ce projet débuté voilà près de deux ans qui compte parmi ses agriculteurs mis en exergue André Le Franc ancien président de l'Apli. Elle livre aussi son point de vue plus politique sur la transformation de l’agriculture et la vie des agriculteurs.

Karine Le Marchand
Karine Le Marchand
© Philippe Quaisse/ Pasco and Co/ M6 (recadrée)

« J’ai longtemps cru que les vaches étaient nourries avec du crabe avant de savoir ce qu’était du tourteau ». Karine Le Marchand débute ainsi avec humour son discours le 6 novembre lors de la remise de la croix d’officier du mérite agricole par Marc Fesneau au ministère de l’Agriculture. Celle qui se reconnait volontiers citadine confie, après 14 ans de présentation de L’Amour est dans le Pré, avoir appris beaucoup de choses et « compris le désarroi d’une corporation dont les valeurs la touche ». 

J'ai compris votre peur du lendemain, vous qui êtes dépendants des caprices de la météo et des aides

« J’ai compris votre peur du lendemain, vous qui êtes dépendants des caprices de la météo et des aides », poursuit-elle en parlant aussi du manque de reconnaissance des agriculteurs par « une société qui ne valorise que les intellectuels ».

Elle espère que Familles de paysans, 100 ans d’histoire permettra aux Français de mieux comprendre les agriculteurs. En attendant la diffusion sur M6 du documentaire qu’elle présente et produit le 27 novembre prochain elle nous en dit plus sur ce format qui se veut « plus humain » que la plupart des sujets agricoles diffusés sur les autres chaines de télévision.      

Lire aussi : Cliché, mensonger, condescendant : ce que les agriculteurs reprochent au documentaire de Karine Le Marchand
 

Quel a été le déclic pour faire ce documentaire Familles de paysans, 100 ans d’histoire ? 

Karine Le Marchand : C’est M6 ! Il faut rendre à César ce qui est à César. M6 a engagé une politique de grands documentaires sociétaux et la chaîne m’a dit : « qui mieux que toi pour cette problématique de l’agriculture ? ». La thématique s’est ensuite affinée sur l’idée de retracer 100 ans d’histoire de la paysannerie jusqu’à nos jours.

Les gens voient la détresse des agriculteurs mais ne comprennent pas, ils se disent « ils sont aidés, pourquoi ils se plaignent ? ». Il était nécessaire de raconter comment l’agriculture a considérablement évolué en 100 ans et en est arrivée là. Et d’apporter aussi des solutions. Ce que l’on fait en mettant en avant des entreprises viables qui ont compris comment sortir du système avec de la diversification, de la vente à la ferme….

Lire aussi : Karine Le Marchand, décorée du mérite agricole, dévoile un documentaire retraçant un siècle d’histoire paysanne

Est-ce que vous aviez envie de montrer une autre image de l’agriculture que celle véhiculée sur d’autres chaines et qui irrite parfois fortement le monde agricole car trop simpliste ? 

Karine Le Marchand : L’ADN de M6 c’est d’être sur l’humain. L’histoire de l’agriculture devait forcément passe par la narration intérieure, pour comprendre le vécu plutôt qu’une narration extérieure. C’est fondamental, c’est notre point fort face à des réalités qui marquent les esprits.      
 

Les bêtes noires des agriculteurs sont Elise Lucet et Hugo Clément, vous vous différenciez en ne culpabilisant pas les agriculteurs ?

Karine Le Marchand : On ne nie pas les réalités comme celle liée aux pesticides mais on montre comment ça s’est passé. Sur l’épandage du round-up par exemple on montre comment les agriculteurs étaient des pions. Des gens passaient dans les fermes leur dire de l’utiliser et que c’était inoffensif, et les agriculteurs ne se posaient pas de question bien qu’ils avaient les mains jaunes pendant des semaines après en avoir épandu et que le produit faisait des trous dans le béton. On ne leur avait pas appris à l’école.

Lire aussi : Sur le Front : les sept affirmations d’Hugo Clément qui irritent le monde agricole

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Vous avez lancé un appel à candidature et reçu 400 réponses, comment avez-vous sélectionné les familles ? 

Karine Le Marchand : On voulait enquêter sur certaines thématiques comme les pesticides, la Pac, la vache folle. On a d’abord écrit le documentaire sur le papier. On a rappelé les 400 personnes et à chaque fois, on cochait les cases, il nous fallait des éleveurs bovins, de brebis parce que l’on voulait aussi montrer la beauté du métier, l’évolution de la transhumance, on voulait aussi un maraîcher. On en a ensuite retenu 30 et on est allés chez eux faire un screen, voir quelles personnes de la famille étaient d’accord pour témoigner. On a regardé aussi la qualité de leurs archives. Et après on a tranché. Cela fait deux ans que nous sommes sur le documentaire. 

André Le Franc fait partie des gens qui se sont battus dans la crise du lait et il avait tout filmé !


Vous avez choisi notamment la ferme d’André Le Franc, ancien président de l’Apli, dont les actions ont fait du bruit pendant la crise du lait. Un choix politique ?

André Le Franc fait partie des gens qui se sont battus dans la crise du lait et il avait tout filmé ! Il correspond bien aux agriculteurs qui ont survécu en quittant le système des aides. Il est sorti de sa coopérative. Malgré les épandages de lait au Mont Saint Michel on lui avait proposé des contrats qu’il a refusés pour se mettre à transformer à la ferme. Je ne crois pas au système des aides sur le plan psychologique. Avec ce système, on a créé une bête un peu féroce. Pour moi un agriculteur devrait vivre du produit qu’il fait, il ne devrait pas être payé pour ne pas produire ou pour jeter. C’est un non-sens sur le plan psychologique, après je ne parle pas du plan économique. Quand on travaille la terre avec passion on a envie du prix juste.

Voir aussi : Aidons nos fermes : les cinq choses à savoir sur l’émission agricole de M6

Avec le système des aides, on a créé une bête un peu féroce

Vous abordé de manière cash des sujets longtemps restés tabous dans l’agriculture, les cancers dus aux pesticides, le suicide, la place de la femme… Cela a-t-il été difficile d’aborder ces sujets avec les familles ?

Karine Le Marchand : C’est un peu l’ADN de ma société de production. Je n’ai pas de problème à débattre sur des thématiques difficiles. La parole libère les gens. Quand on parle de pesticides avec les familles, elles ne font pas forcément le lien avec les cancers du grand-père, du neveu et du petit-fils, c’est fou ! Dans l’Amour est dans le Pré, il n’y a pas un agriculteur que j’ai rencontré dans le secteur des pommes de terre qui n’a pas perdu un père ou un grand-père d’un cancer du cerveau !

 

 

On sent que le statut des femmes dans l’agriculture est un sujet qui vous tient à cœur, ça vous révolte ? 

Ah oui ! Et ce n’est pas encore ça aujourd’hui. Pour aider les jeunes à rejoindre le métier de l’agriculture, il va vraiment falloir faire quelque chose pour les femmes, au niveau du système de remplacement notamment. Quand je parle avec des agricultrices combien me disent qu’elles emmènent leur bébé avec 40°C de fièvre à la salle de traite ou le laissent tout seul pendant ce temps-là. Le statut des femmes n’est jamais abordé dans les documentaires sur l’agriculture. Le statut de conjointe associée est très récent. Et on voit dans le documentaire que dans certaines familles quand il y a eu la possibilité d’améliorer le statut des femmes cela n’a pas été fait.

Pour aides les jeunes à rejoindre le métier de l'agriculture, il va vraiment falloir faire quelque chose pour les femmes


Angélique Feugère, qui a repris l’exploitation céréalière familiale dans l’Eure, montre que ça change quand même ?

Oui mais sa mère ne l’a pas du tout encouragée à faire ce métier. Elle a finalement repris la ferme après des études (et avoir travaillé comme opticienne, ndlr) mais ce n’était pas la volonté de sa mère qui connaissait trop l’esclavage dans lequel les femmes se retrouvent dans le monde agricole.

Lire aussi : Karine Le Marchand, marraine d'une consultation publique sur l'agriculture


Fatigue, endettement, absence de vacances, vie de famille difficiles, poids de l’héritage familial vous montrez une facette sombre du monde agricole qui risque de faire peur à la future génération ?

Il y a aussi beaucoup de passion, de liberté, et on montre des agriculteurs qui sortent du cadre, peut-être avec des fermes plus petites qu’avant mais plus autonomes, plus diversifiées, avec de la transformation, de la vente à la ferme…. On montre des solutions. Avant les agriculteurs avaient du mal à partir en vacances, ils ne se l’autorisaient pas c’était dans les mentalités. Aujourd’hui cela change. Chez les Le Franc (éleveurs laitiers dans la Manche), ils s’en sont sortis en se diversifiant et en vendant à la ferme. Les Barban (éleveurs de brebis dans les Hautes-Alpes) ont créé un gîte, organisent des fêtes et font aussi de la vente directe.      
Laurent Auboussu (éleveur bovin en Ille-et-Vilaine, et candidat de l’Amour est dans le Pré saison 14) s’en est sorti grâce à la solidarité de l’Amour est dans le Pré. Il s’est lancé dans la transformation et la vente de rillettes et il tire plus de 3000 euros de revenu d’une vache (au lieu de 150 euros pour une de ses vaches qui allait à l’abattoir) ça lui a permis de sortir la tête de l’eau et d’avoir un bon retour des gens sur la qualité de ses produits. La famille de maraîchers Boyer s’en est sortie en vendant des tomates de qualité, à la ferme notamment. 

Seuls les Mazingarbe (producteurs d’endives dans le Nord) sont encore dans le système coopératif - c’est compliqué de vendre des endives en grande quantité ! - mais ils demandent la transparence des prix. Ils sont tombés dans le piège d’un système générant des dettes, ils sont sur le fil. 


Vous finissez le documentaire par un message politique en appelant à aider les jeunes à s’installer, à la transparence des prix, à faciliter le recours à la main d’oeuvre. Lors de la remise de votre croix d’officier du mérite agricole le 6 novembre avez-vous transmis ce message à Marc Fesneau ?

Ce n’était pas le lieu. Mais je l’ai trouvé très à l’écoute. Dans ce genre de cérémonie de remise de prix d’habitude le ministre s’éclipse vite. Là il est resté pendant deux heures à écouter les revendications d’une cinquantaine d’agriculteurs. J’ai trouvé que c’était positif. Il n’a pas vu le documentaire, je vais lui envoyer et lui demander audience. Vous savez que je suis aussi ambassadrice pour l’agriculture dans la Région Sud (PACA) auprès de Renaud Muselier. A côté de la PAC, les régions peuvent aussi améliorer la vie des agriculteurs. La Région Sud réfléchit sur le moyen de favoriser la transmission des exploitations agricoles. On a fait plusieurs table-rondes sur le sujet au niveau régional. 

Pour le documentaire on va faire deux conférences de presse dans le sud et le Nord avec la presse locale.

 

En parlez-vous avec des organisations agricoles ?

J’ai rencontré dans le train des gens de la MSA très sympas. On s’est dit que nous allions faire des choses ensemble, voir comment je peux les aider. Il faut que j’y réfléchisse.    
 

Quel message principal souhaitez-vous transmettre au grand public à travers ce documentaire ?

Allez dans les fermes, c’est important pour vos enfants de savoir que le lait ne sort pas des briques et le beurre des paquets ! Et puis consommez local ! Et battons-nous ensemble pour plus de transparence sur la qualité et les prix. Si les agriculteurs touchent le juste prix, ils vont s’en sortir et on mangera mieux. On a déjà de la chance d’avoir une très haute qualité de nourriture en France. 

Si on perd la main sur la production agricole, les Français vont manger de la piètre qualité

Mais si on perd la main sur la production agricole, les Français vont manger de la piètre qualité ! Aujourd’hui la plupart des gens qui achètent de la viande limousine ne savent pas qu’ils achètent une viande issue d’un animal élevé en France, engraissé en Italie et abattu en France. Il faut plus de transparence plus de label de qualité. Si on favorise les caméras dans les fermes et les abattoirs, on va aussi aller vers plus de qualité.

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