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Lait cru : les filières AOP passent à l’offensive

La diversité microbienne des fromages au lait cru apparaît de plus en plus comme un atout maître pour freiner le développement des allergies et autres maladies. Un argument santé fort développé lors d’un colloque sur les risques et bénéfices de ces fromages.

Dix pourcents des fromages consommés en France sont au lait cru. Ces huit dernières années, leur consommation a augmenté d’un peu plus de 1 % par an. © Cniel
Dix pourcents des fromages consommés en France sont au lait cru. Ces huit dernières années, leur consommation a augmenté d’un peu plus de 1 % par an.
© Cniel

Les années 2018 et 2019 ont été compliquées pour le lait cru. Les alertes pour cause de salmonelles, listeria, mais surtout E. coli productrices de shigatoxines (Stec) se sont multipliées, entrainant de nombreux rappels et retraits de fromages. En mai dernier, une note du ministère de l’Agriculture recommandant aux personnes sensibles (enfants de moins de 5 ans, femmes enceintes, personnes âgées ou immunodéprimées) d’éviter la consommation de produits au lait cru, excepté les fromages à pâte pressée cuite, a enfoncé le clou, faisant bondir toutes les filières AOP. Avec 75 % de fromages AOP au lait cru et 75 % des fromages au lait cru sous AOP, elles se retrouvent en première ligne. Vingt-sept des quarante-cinq AOP fromagères travaillent même exclusivement avec du lait cru ; une seule n’a pas de gamme au lait cru.

Confrontées à une gestion sanitaire qui met de plus en plus de pression sur les opérateurs, les filières AOP se sentent menacées. Rééquilibrer la balance en dressant un état des lieux des connaissances scientifiques et médicales, telle était leur ambition en coorganisant le 30 janvier dernier un colloque sur les fromages au lait cru. « Nous ne voulons plus voir le lait cru aborder sous le seul angle du risque. Il doit être aussi être abordé sous l’angle des bénéfices », a plaidé Michel Lacoste, président du Cnaol, en ouverture de la journée.

39 épidémies liées aux fromages au lait cru en 15 ans

Il ne s’agissait pas pour autant d’occulter les risques d’infection par des bactéries pathogènes. Un bilan précis a été dressé par Henriette DeValk, de Santé publique France : « par rapport à d’autres produits alimentaires, le risque est élevé. Mais le nombre de cas par rapport au nombre de consommateurs reste faible », en déduit-elle. Sur la période 2004-2018, la consommation de fromages au lait cru est associée à 30 % des épidémies diffuses à listéria, salmonelle ou E. coli productrices de shigatoxines (Stec), soit 39 sur un total de 128 épidémies repérées par les centres nationaux de référence. Le chiffre est plus élevé pour les Stec qui touchent majoritairement les jeunes enfants : les fromages au lait cru sont incriminés dans 6 des 10 épidémies recensées sur les moins de 15 ans. Ceux qui sont le plus souvent mis en cause sont les fromages à pâte pressée non cuite (41 %) et les pâtes molles (28 %) ; 59 % sont au lait de vache.  « Le nombre d’épidémies détectées est en augmentation, mais cette augmentation est liée à une plus grande sensibilité des méthodes de détection de listeria : les épidémies ne sont pas plus fréquentes », souligne-t-elle.

Les produits laitiers sont par contre peu incriminés dans les toxi-infections alimentaires collectives (Tiac - cas groupés) : seulement 4 %. « Cela s’explique parce que les fromages sont peu contaminés, donc on les détecte mal. » D’ailleurs, pour la moitié des Tiac, l’aliment en cause n’est pas identifié ou plusieurs sont suspectés.

La première source de microorganismes de notre alimentation

Face à ces risques sanitaires, le colloque a mis en avant de nombreux bénéfices des fromages au lait cru. Des bénéfices sanitaires, économiques, territoriaux et organoleptiques qui doivent beaucoup à la diversité des microbes qui les constituent. Des études récentes ont répertorié plus de 400 espèces microbiennes dans les laits crus, un lait cru pouvant contenir jusqu’à 36 espèces dominantes. Quant aux fromages, ils contiennent généralement 30 à 40 espèces.

Un lien entre notre microbiote et celui des fromages

Au-delà de la richesse sensorielle et de la typicité liée un terroir, cette diversité microbienne joue un rôle bénéfique sur notre santé. « La question de l’importance du niveau de diversité microbienne dans notre alimentation est aujourd’hui scientifiquement fondée, affirme Sylvie Lortal, ex-directrice de recherche Inra. « Avec les connaissances accumulées ces dernières années sur le microbiote, il y a un vrai basculement du regard sur les fromages au lait cru », renchérit Christophe Chassard, directeur de recherches sur le fromage, Inrae. On sait aujourd’hui que l’état de notre microbiote a un impact sur notre santé : il intervient notamment au niveau de la digestion et du système immunitaire. On sait aussi que « les grandes maladies de la modernité qui toucheront un français sur quatre d’ici 2025 sont en partie liées à l’appauvrissement du microbiote. Il existe d’autres causes environnementales ou génétiques », martèle Marc André Selosse, professeur au Muséum national d’histoire naturelle. Des maladies comme le diabète, l’obésité, l’asthme, les maladies auto-immunes, la dermatite atopique, l’autisme… Or il existe un lien entre la biodiversité dans notre tube digestif et la biodiversité microbienne dans les aliments. « Les microbes que l’on mange ne s’installent pas dans le tube digestif (sauf au tout début de notre vie). Mais des travaux ont montré qu’ils perturbent les communautés en place dans le sens favorable : la diversité des microbes que l’on mange a un effet sur la diversité des microbes que nous contenons. »

Projet Pasture en milieu rural : moins d’allergies

Les premiers résultats issus d’un projet européen (Pasture) sont prometteurs. Cette étude, lancée il y a quinze ans sur plus de 1 100 femmes enceintes en milieu rural, montre notamment que l’incidence des allergies (asthme, dermatite atopique, rhinite allergique) est réduite de 30 à 50 % quand l’enfant au tout début de sa vie ou sa maman ont consommé du lait cru ou des produits dérivés de lait cru. Plus récemment, la consommation d’une plus grande quantité de fromages durant les 18 premiers mois a été retrouvée comme facteur protecteur de la dermatite atopique et des allergies alimentaires.

De l’avis de tous les intervenants, il est essentiel d’intensifier les travaux de recherche pour étudier la complexité de ces liens et apporter des éléments plus concrets sur les bénéfices santé : les outils existent aujourd’hui avec la génomique, la métagénomique, la nutrigénomique…

Reste qu’avec l’évolution des pratiques en élevage, on observe une réduction des microorganisme présents dans le lait cru. « L’hygiène atteint parfois des extrêmes, ce qui peut être contreproductif, met en garde Sylvie Lortal. On ne trouve plus certaines espèces, et on a réduit considérablement les souches d’intérêt technologique dans le lait cru. »

Deux logiques de fabrication très différentes

 

 
Définition d’un fromage au lait cru : « fabriqué avec du lait n’ayant pas été chauffé à plus de 40 degrés ni soumis à un traitement non thermique à effet équivalent, notamment du point de vue de la concentration  en microorganismes ». © A. Conté

 

° Le lait est une matière première hors norme, sans équivalent. Il contient des protéines : les miscelles de caséine, les protéines du sérum et plus de 900 protéines mineures. Il contient aussi des globules gras en émulsion, du lactose mais aussi d’autres sucres (oligosaccharides), des minéraux et une centaine de molécules quantitativement mineures (signaux moléculaires, transporteurs de vitamines). « Il existe des interactions très compliquées entre toutes ces molécules. Le lait est une matière première dynamique et riche », s’enthousiasme Sylvie Lortal, ex-directrice de recherche Inra.
° Le fromage est issu d’une fermentation : le lactose est transformé par fermentation lactique. « Faire du fromage, c’est concentrer les éléments nutritifs du lait, et bien diriger les microorganismes : le fromage est un aliment microbien, vivant. »
° Fabriquer au lait cru, c’est faire s’exprimer un potentiel, avec des étapes minimales de préparation du lait, parfois l’utilisation de ferments et des systèmes de réensemencement (à partir de fonds de cuves, frottage avec de vieux fromages…) qui entretiennent la diversité. « Le lait cru repose sur une chaîne liant les acteurs avec la construction de la qualité en amont. » La logique est très différente de celle qui vise à maîtriser et contrôler la matière première avec des traitements thermiques souvent répétés, et des ferments industriels. « Le but est de limiter le temps et la variabilité ; elle permet de traiter de grands volumes, à une autre échelle, car elle autorise le lait de grand mélange. »
° Des différences sur le plan microbien mais aussi biochimique. Le traitement thermique entraîne beaucoup de modifications biochimiques : dénaturation des protéines sériques, modification des miscelles… Plus on ajoute de ferments industriels, plus on accentue les phénomènes.

L’hygiène de traite n’est pas le seul levier

La maîtrise de la qualité microbiologique du lait cru commence avec la gestion des surfaces fourragères. Elle ne se cantonne pas à l’hygiène de traite et aux conditions de logement. C’est la conclusion d’une récente étude de l’Inrae sur 14 exploitations fermières en saint-nectaire, comparant 7 élevages ayant des problèmes récurrents de pathogènes (groupe B) et 7 élevages sans problème (groupe A). « Les élevages du groupe B avaient suivi les recommandations et fortement intensifié l’hygiène de traite (préparation des trayons, pré- et post-trempage, plusieurs désinfectants) », souligne Bruno Martin, de l’Inrae. L’étude met en exergue d’autres éléments différenciants : « la charge de travail, la cohérence du système fourrager vis-à-vis du troupeau et la maîtrise de l’alimentation ». Côté logement, le groupe B a des notes moins favorables (aspect litière, chargement, propreté des animaux) associées à un taux cellulaire plus élevé. L’étude montre un rôle clé des aires de couchage en tant que réservoirs de listeria et E. coli.

Les Stec, un problème émergent

Parmi les pathogènes, les Escherichia coli productrices de shigatoxines (ou Stec) sont aujourd’hui ceux qui posent le plus de problème aux filières laitières.

 

 
Des pratiques d'hygiène de traite intensives ne garantissent pas la qualité microbiologique du lait, notamment vis-à-vis des Stec. © C. Pruilh - archives

 

On héberge tous des E. coli dans notre intestin, mais il existe une très grande diversité de souches et certaines (Stec entérohémorragiques = EHEC) sont hautement pathogènes. Elles peuvent être à l’origine de graves problèmes rénaux (syndromes hémolytiques urémiques - SHU) ou de syndromes nerveux. Les jeunes enfants sont majoritairement touchés. « Le problème, c’est que moins de cent bactéries suffisent chez les enfants de moins de 5 ans pour provoquer une colite hémorragique, qui dans 10 % des cas conduit à un SHU, avec 5 % de décès et 33 % de dialysés à vie », souligne Eric Oswald, du CHU de Toulouse et membre du comité d’experts Biorisk de l’Anses.

Le réservoir de cette bactérie pathogène est le tube digestif des ruminants ; elle peut faire partie de leur microbiote sans qu’ils soient pour autant malades. La contamination potentielle du lait se fait par voie fécale. La maîtrise des Stec en élevage se heurte aujourd’hui à un manque de connaissance sur leur écologie. « Il est nécessaire d’informer les consommateurs des risques potentiels et de développer des stratégies permettant de réduire le portage intestinal des ruminants et l’excrétion des souches pathogènes », défend-il.

Mutualisation des données par bassin

Dans les quinze dernières années, six épidémies de Stec (EHEC) ont été imputées aux fromages au lait cru. Les alertes remontées au niveau de la DGAL sont en augmentation : 9 pour les produits laitiers en 2016, 13 (dont 1 avec cas humains) en 2017, 24 (dont 3 avec cas humains reliés au reblochon) en 2018, et 27 (dont 1 avec cas humains reliés au saint-marcellin) en 2019. Toutefois, depuis juillet dernier, certaines souches de Stec, considérées jusqu’alors comme hautement pathogènes par les pouvoirs publics, ne le sont plus et donc n’entraînent plus de destruction de lots systématiques.

Tout l’enjeu est de mieux gérer le risque sans générer de surcoût en augmentant le nombre d’analyses. Bruno Ferreira, directeur général de l’Alimentation, mise pour cela sur « une organisation collective de la surveillance, avec une mutualisation des données par bassin de production pour détecter des signaux faibles (pics saisonniers) ». Et sur « une amélioration des méthodes de confirmation des souches ».

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