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Blé OGM : le coup de poker de l’Argentine

Le semencier Trigall Genetics a testé son blé OGM sur plus de 6 000 hectares en Argentine, prenant de court la filière. La mise sur le marché de ce blé ne tient plus qu’à un fil diplomatique tendu de Buenos Aires à Brasília. Enquête.

À l'hiver 2020, 6200 hectares de blé OGM ont été récoltés en Argentine. Sa commercialisation est suspendue à l'aval du Brésil, premier importateur de blé argentin. © G. Irastorza
À l'hiver 2020, 6200 hectares de blé OGM ont été récoltés en Argentine. Sa commercialisation est suspendue à l'aval du Brésil, premier importateur de blé argentin.
© G. Irastorza

Le blé OGM cultivé à grande échelle est devenu une réalité en Argentine, où 6 200 hectares ont été emblavés entre mars et juin 2020 dans 24 localités. Alors que le géant sud-américain est revenu en force ces dernières années sur le marché international du blé, l’arrivée de ce blé OGM pourrait marquer un tournant majeur bien au-delà de ses frontières.

La récolte a eu lieu début 2021. À la mi-février, nul ne savait encore ce qui adviendrait de ces quelque 18 000 tonnes de blé OGM, pas même leur propriétaire, Trigall Genetics, initiateur des essais.

Trigall Genetics est une joint-venture nouée en 2013 entre le laboratoire de biotechnologie argentin Bioceres, coté à la bourse New York depuis mars 2019, et le semencier français Florimond Desprez. Trigall Genetics a développé une variété de blé OGM appelée HB4, du nom du gène de tournesol qui a été introduit par transgenèse et qui lui conférerait une certaine tolérance à la sécheresse. Elle est issue de variétés fournies par Florimond Desprez, qui a apporté son savoir-faire en matière de sélection.

L'Argentine, un pays où les OGM ne font pas débat

Ces essais en plein champ, historiques, ont été réalisés dans l’indifférence générale en Argentine, où la question des OGM ne fait pas débat. Dès les années 1990, le pays était devenu la terre d’accueil des tout premiers OGM utilisés en agriculture. Aujourd’hui, le soja y est OGM à 99 %, et le maïs le serait à 85 %.

Fort de l’autorisation délivrée par l’autorité de biotechnologie argentine (Conabia) pour mener des essais de plein champ, Trigall Genetics avait déposé en 2017 une demande de mise sur le marché de son blé OGM. Le gouvernement de Mauricio Macri avait alors refusé, arguant de la tolérance zéro vis-à-vis du blé OGM des pays importateurs. Or, l’Argentine exporte les deux tiers de sa récolte de 18 à 20 Mt. Le risque était jugé trop élevé.

Mais les ambitieux pionniers de la biotech fondateurs de Bioceres ont persisté et ont accéléré les essais. Et ils ont fini par décrocher le Graal juridique auprès du gouvernement d’Alberto Fernández. Le 9 octobre 2020, un arrêté du ministère de l’Agriculture a autorisé la culture commerciale de ce blé OGM – une première mondiale - à condition que le premier acheteur du blé argentin, le Brésil, accepte une telle marchandise.

Tout, désormais, dépend de Brasília, c’est-à-dire de sor Jair Bolsonaro. Avec lui, tout est possible. « Le verdict du régulateur brésilien tombera au plus tard en mai. Bioceres est confiant dans une issue favorable. Dans ce cas, nous serons en mesure de semer entre 120 000 et 130 000 hectares avec ces variétés de blé HB4 dès cette année. À terme, il n'est pas illusoire de pouvoir capter, grâce à elles, 25 % du marché argentin des semences de blé », informe François Desprez, le président du groupe Florimond Desprez, dans un entretien donné à Réussir Grandes Cultures.

Meuniers et importateurs brésiliens opposés à l'autorisation d'importation du blé OGM

En attendant, l’entité qui représente les importateurs de blé et les meuniers à São Paulo s’est récemment prononcée contre. La Commission technique nationale de biotechnologie brésilienne (CTNBio) a lancé une consultation publique à ce sujet en novembre dernier, et son avis sera déterminant.

Trois hypothèses sont donc possibles : si le Brésil refuse ce blé OGM, Trigall Genetics devra détruire sa récolte, car l’arrêté ministériel argentin fait explicitement référence à l’approbation du Brésil ; en revanche, si le Brésil autorise le blé HB4, le semencier franco-argentin aura toute latitude pour le commercialiser et le propulser sur la scène mondiale. Si le Brésil ne se prononce pas, Bioceres pourra ressemer une partie de sa récolte et poursuivre ses essais.

« De quoi semer 170 000 hectares ! s’inquiète le généticien argentin Néstor Machado, du semencier Klein. Au mois d’août, nous avons découvert dans la presse ce chiffre impressionnant de 6 000 hectares semés aux quatre coins du pays. Nous avons aussitôt demandé des explications aux organismes publics responsables, la Conabia et l’Institut national des semences végétales. Est-ce légal ? Tout est-il bien contrôlé ? Quid de la dissémination par le vent ? Ils nous ont simplement répondu que Bioceres leur avait transmis une déclaration sur l’honneur, et que cela suffisait puisque l’entreprise assume toutes les responsabilités légales en cas de pépin ! »

« Chez Klein, nous avons choisi de ne pas faire d’OGM, car nous savons le danger d’un possible rejet de la part du marché, tout comme les difficultés de séparer les lots de blé OGM et non-OGM », explique Néstor Machado. Une telle ségrégation ne serait nullement assurée, selon lui : une fois moulu, le blé ne laisse plus de trace de son caractère OGM. L’Argentine serait alors fichée comme productrice de blé OGM, avec des retombées commerciales potentiellement désastreuses.

« L’omerta règne dans les instances de régulation d’Etat »

Le président de l’interprofession argentine du blé (Argentrigo), Miguel Cané, est lui-même tombé des nues en apprenant l’ampleur des essais de plein champ. « Que n’importe qui puisse semer du blé OGM à l’insu des autres acteurs de la filière prouve à quel point celle-ci est peu soudée et mal structurée », avoue Miguel Cané, inquiet des suites de l’affaire.

Trigall Genetics a donc placé tout le monde devant le fait accompli. Le semencier n’a pas introduit son blé OGM dans les Pampas en force, mais plutôt en douce. « L’omerta règne dans les instances de régulation de l’État argentin, estime Néstor Machado. Nous n’avons reçu aucune information scientifique de la part de Bioceres. » De quoi désoler ce membre de la Commission nationale des semences, qui doit être consultée avant l’inscription de nouvelles variétés.

« Nous n’avons absolument rien contre la transgenèse, assure le généticien spécialiste du blé. Mais le blé est un bien de consommation humaine et certains marchés sont très sensibles à la question des OGM. Il est injuste, de la part de Bioceres, d’exposer toute la filière à un tel risque. Si le Brésil accepte notre blé OGM, qu’en sera-t-il de la cinquantaine de pays vers lesquels nous exportons ? Classeront-ils le blé argentin comme « OGM » ? Faudra-t-il ségréguer les lots ? Qui le fera ? Avec quelle garantie ? »

Claudio Dunan, le représentant de Bioceres et de Trigall Genetics, se veut rassurant. « Nos partenaires céréaliers qui ont semé ces 6 200 ha de blé OGM ont suivi le protocole légal très strict pour cultiver des OGM de façon contrôlée, notamment en respectant une distance minimum de 15 mètres entre les lots d’essai et les autres cultures. En moyenne, nous avons obtenu 30 quintaux par hectare, ce qui est très correct compte tenu du temps très sec. Ce blé tolérant à la sécheresse apportera d’immenses bénéfices à la société. »

Un pas de géant qui a franchi la ligne rouge ?

D’ores et déjà, Bioceres et Florimond Desprez ont fait un pas de géant avec leur filiale Trigall Genetics. Au-delà de la ligne rouge, selon de nombreux acteurs. Cette jeune entreprise n’en est pas moins une start-up au potentiel de licorne que soutiendrait n’importe quel État dans un paysage industriel argentin désolé.

D’autant plus que l’actuel ministre des Affaires étrangères argentin n’est autre que Felipe Solá, ministre de l’Agriculture durant les années 1990. C’est lui qui a autorisé le premier soja OGM en 1995, et des dizaines d’autres dans la foulée. Et c’est encore lui, 25 ans plus tard, qui peut décider de faire entrer le blé OGM dans la diète humaine. Le dénouement aura lieu à Brasília, sous la pression de Buenos Aires.

Un pied-de-nez aux Européens anti-OGM

« Chez Florimond Desprez, ils ont compris qu’ils pouvaient faire ce qu’ils voulaient en Argentine, d’où l’intérêt de leur alliance avec Bioceres pour développer ce blé transgénique », assure une source bien au fait du dossier. Il n’y a en effet pas de pression sociétale anti-OGM en Argentine, et les organismes publics y sont notoirement conciliants.

Cette variété transgénique marque l’aboutissement du militantisme d’une génération de céréaliers et d’agronomes argentins passionnés de biotechnologie. Désireux de donner des ailes à leur pays via le secteur agricole, ils se voient aussi en bienfaiteurs de l’humanité. Ils entendent notamment à développer leur blé OGM tolérant à la sécheresse en Afrique.

Les actionnaires historiques de Bioceres, qui seraient au nombre de 300, sont en majorité des céréaliers de la région pampéenne et des agronomes membres de l’association argentine des producteurs en semis direct (AAPRESID). L’AAPRESID a notamment promu l’emploi de la technologie Round-up ready en soja depuis 1995.

L’éminence grise d’AAPRESID est Víctor Trucco, dont le fils, Federico Trucco, est PDG de Bioceres. Héctor Huergo, autre célébrité actionnaire de Bioceres, est un journaliste agricole vedette, pro-OGM de la première heure.

L’Union européenne est pour eux synonyme de subventions déloyales et de barrières douanières injustifiées. Autant dire qu’ils se sont jetés avec délectation dans cette aventure bio-industrielle qui est comme un pied-de-nez adressé aux Européens anti OGM.

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