Marketing : comment sauver le vin rouge ?
Face au recul significatif de la consommation de vin rouge, la filière a fait évoluer les profils des cuvées et même fait tomber quelques tabous sur la manière de consommer la couleur autrefois « reine » des tables et des zincs. Un virage suffisant pour éviter la sortie de route ?
Face au recul significatif de la consommation de vin rouge, la filière a fait évoluer les profils des cuvées et même fait tomber quelques tabous sur la manière de consommer la couleur autrefois « reine » des tables et des zincs. Un virage suffisant pour éviter la sortie de route ?
« Dans le Sud, ils se mettent à sortir des vins rouges légers alors que c’est nous les leaders en vin fruité avec notre gamay », clame Robert Perroud. Le président fondateur de Terroirs originels, groupement commercial de producteurs, solidement implanté dans le décor, sort cet automne une cuvée de beaujolais-villages « Qu'11 s'le dise », « car on est sur un vin à 11 degrés, à servir entre 10 et 12 °C », explique le vigneron d’Odenas.
L’idée est simple, produire un vin « désaltérant comme de la bière », partant du constat qu’auparavant « la consommation de vin se faisait à table, ce qui n’est plus forcément le cas aujourd’hui. On aimerait faire boire un verre de rouge plutôt qu’une bière en after work ». Cette cuvée, née d’une macération carbonique courte, a été tirée à 10 000 bouteilles et sera destinée aussi bien au marché français qu’à l’export. Une orientation assez cocasse quand on se souvient que le vignoble beaujolais a bataillé durant des décennies pour faire grimper ses degrés (chaptalisation) et gagner en couleur (MPC) afin d’enfiler le costume d’un vin sérieux.
Révolution de palais
Et pour cause. Sur les lieux de consommation, notamment chez les cavistes, on ne constate pas un décrochage massif des ventes de vin rouge, mais un basculement assez net vers des rouges plus légers. Dans son étal de Bourg-lès-Valence, dans la Drôme, le président de la Fédération des cavistes indépendants (FCI), Cyril Coniglio, a décidé de classer son offre en trois catégories : « souple et canaille », « dense et charmeur », « charpenté et viril » pour aider les consommateurs dans leur choix.
En la matière, le rôle de conseil du caviste devient essentiel car les vins rouges légers ne sont pas toujours là où on les attend. « Le Languedoc a su s’adapter et propose des vins très faciles à boire, à 12 % vol., analyse-t-il. Au sein d’une même appellation comme faugères ou corbières, c’est parfois le grand écart. Idem en vallée du Rhône, avec la syrah, les producteurs proposent des cuvées aux profils très variés. » En d’autres termes, l’AOC n’est plus un marqueur suffisant pour repérer le gouleyant du tannique, ce qui complique le choix du consommateur devant les linéaires.
« Les vins rouges plus puissants sont souvent réservés à des amateurs très avertis ou sont achetés pour faire des cadeaux », poursuit le commerçant. Et de constater que cet été, la demande pour des vins rouges légers a été soutenue : « La clientèle ne veut pas se prendre la tête, elle cherche un vin polyvalent qui s’accorde bien avec un apéro dînatoire. » Un créneau qui a trop souvent été « abandonné » au rosé.
Le caviste relève enfin une évolution du packaging qui va de pair avec le style de vins qu’il enveloppe. « Utiliser un packaging plus moderne, plus contemporain, ça aide. Une étiquette plus fun peut convaincre que le vin l’est aussi, qu’il est plus facile d’accès, même s’il faut quand même un minimum d’informations sur les étiquettes », plaide-t-il. Spécialiste bien connu du marketing viticole, Jérémy Arnaud a bien senti ce besoin de fraîcheur de la clientèle à travers son travail sur les rosés au début des années 2000. Il affiche une pointe de regret : « La question du vin rouge se pose depuis vingt-cinq ans mais la filière se l’est posée trop tard, elle a manqué d’anticipation. »
Le French Paradox (1) des années 1990, qui a porté ses fruits sur certains marchés, a certainement retardé un peu l’échéance, mais au XXIe siècle, l’ambiance a incontestablement changé avec l’avènement du culte du corps et des comportements healthy. « Les consommateurs veulent de l’hédonisme mais aussi du safe, c’est l’heure du vin 'bionysiaque' », lance Jérémy Arnaud, jamais avare de néologisme.
La revanche du vin canaille sur le vin bourgeois ?
Le vignoble ne peut plus se contenter de vivre de sa rente de situation, de son histoire prestigieuse, il doit se réinventer, pense le spécialiste en stratégie, qui invite la filière à une large remise en cause, à un changement de récit pour sortir du « classico-chiant cru bourgeois » pour aller vers des vins de terroir fruités et complexes, reposant sur un récit romantique : le vigneron en son lieu, son rapport sain avec la nature. « Dire : 'les vignes poussent sur du granite', ça ne suffit plus, les consommateurs veulent de l’émotion, pas de la culture », prévient-il.
L’essor du vin naturel a certainement aidé à convaincre certains consommateurs de la buvabilité et de la digestibilité des vins rouges. Mais pour l’heure, il ne connaît pas une explosion en volumes. Ces vins militants et rebelles ont leurs détracteurs dès lors que l’on atteint un niveau de défaut rédhibitoire. Si le vin naturel ne sauvera pas le rouge, il n’empêche, cette reboissonisation du vin va devenir prégnante pour les appellations génériques qui ont grand mal à trouver leur marché. Le vocabulaire a déjà changé et le terme fruité qui était autrefois l’apanage des vins d’entrée de gamme fait aussi aujourd’hui partie du lexique des grandes cuvées.
« On doit passer du rouge solide au rouge liquide, il faut fluidifier », résume l’expert, qui, toujours soucieux d’enrichir Le Petit Robert, invite les vignobles à la « beaujolaisisation ». Jérémy Arnaud fonde beaucoup d'espoir dans les vins rouges, légers, fruités et pourquoi pas avec des bulles. « Le Lambrusco revient bien, constate-t-il. Je crois à l’avenir des bulles en particulier du pet’nat et des méthodes ancestrales. »
Mettre de l’eau dans son vin au lieu d’ôter l’alcool
Pour lutter face aux degrés incontrôlables des années caniculaires qui rebutent le consommateur, l’idée d’un ajout d’eau dans le vin commence à poindre. Une hérésie pour les puristes, inimaginable à intégrer à court terme dans les cahiers des charges d’appellation. Mais Jérémy Arnaud est convaincu que l’heure est à la dilution, et que mettre de l’eau dans son vin sera peut-être aussi naturel que mettre du lait dans le café. « Les Rois de France mettaient de l’eau dans leur vin », rappelle-t-il, soucieux de couper la tête au conformisme. « J’ai fait le test à l’aveugle avec des consommateurs, poursuit-il. J’ai fait déguster des rouges purs et les mêmes avec un ajout de 20 % d’eau. Ils ont préféré la seconde option. » Un test qui mériterait bien sûr d’être confirmé par des expériences plus systématiques, mais qui interpelle.
Dès lors on peut envisager des ajouts d’eau dans les chais par les vignerons, la qualité de l’eau de source devenant même un argument supplémentaire ; ou une dilution au moment de la consommation, « avec des conseils dilution sur la bouteille, suggère Jérémy Arnaud. Il faut que cette tendance soit accompagnée par des influenceurs ». Après le rosé piscine, un rouge mer ? En tout cas, une solution bien plus naturelle, moins onéreuse et moins émettrice de carbone qu’une désalcoolisation, même partielle ! Et de rappeler avec justesse : « on met bien de l’eau gazeuse dans le Spritz ! Et on paye ça très cher… ».
Explorer les possibilités des boissons à base de…
Au-delà du miracle prosecco, la remarque ouvre la voie à une autre option : l’usage de vin rouge comme ingrédient d’une boisson, une « porte de sortie » tout aussi iconoclaste, souvent initiée par des acteurs hors filière vin. L’entrepreneur Patrick Mansuy, spécialiste en technologies appliquées au secteur industriel, montre la voie avec son Glou time, assemblage de vin (bio) et d’infusions à faible degré (4,5°) effervescent, sans sucre ajouté, commercialisé en canette.
Il coche beaucoup de cases pour répondre aux attentes des consommateurs et notamment des plus jeunes : facile à boire, aromatique, frais, peu calorique. Si le lancement est modeste, il vise à horizon deux ans la production de 200 000 canettes. La valorisation de ce marché n’est pas inférieure à celle du cours du vrac pour de nombreuses appellations génériques. « Les vignerons pourraient proposer ce genre de produits en plus du reste, comme un complément de gamme, un ready to drink. On s’adresse ici à la cible des 'flexibuveurs' », argumente le fondateur de Terroir Manager.
Dans ce décor d’initiatives, on peut encore citer l’émergence de la vière, un assemblage de moûts de raisin et d’orge pour créer une boisson qui peut se décliner dans toutes les couleurs du vin, à des degrés intermédiaires (7 à 11°) et qui se consomme frais.
La filière vin, et rouge en particulier, est certainement à un moment de rupture, où toutes les audaces sont possibles. Elle n’a de toute façon rien à perdre à explorer ces nouveaux univers. Et celle ou celui qui inventera un cocktail à base de vin rouge ayant le même succès que le Spritz se fera sûrement promouvoir au grade de chevalier du mérite agricole !