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PAYS EXPORTATEUR
À quoi tient le miracle agricole argentin?

Cultivant de plus en plus de soja, chaque année les fermiers argentins jouent gros sur une période courte. Description d’une filière devenue ultra-compétitive par la force.

On dit que les Argentins sont des Italiens qui parlent espa- gnol. Mais malgré nos origines latino-européennes communes, en matière agri- cole, il n’y a pas que l’océan Atlantique qui nous sépare d’eux ! Difficile d’ima- giner, en effet, depuis la France, la situa- tion des producteurs de la Pampa. Tous les paramètres de la production, qu’ils soient d’ordre juridique ou fiscal, poli- tique ou technologique, sont bien éloi- gnés des réalités européennes et encore plus françaises. L’agriculture argentine a vérita- blement décollé dans les années 90 avec l’avènement des OGM, surtout avec les variétés de soja résistantes aux glyphosate, asso- ciées aux techniques culturales simplifiées.


Le miracle agricole argentin tient autant de l’étendue et de la qualité des terres du pays (177 millions d’ha dont 19 % de terres arables) que de la demande mondiale en protéines végétales. Cette année, les Argentins ont réalisé un vieux rêve : récolter plus de 100 millions de tonnes, tous grains confondus. La production augmente d’année en année, sauf en cas de sécheresse. « Nous aurions dû franchir ce cap des 100 millions de tonnes depuis longtemps », affirme Mario Arbolave, éditeur de la revue Márgenes Agropecuarios. « Si le gouvernement ne limitait pas les cours du blé et du maïs en intervenant sur le marché, et si la filière n’était pas si tournée vers le soja, qui offre un tonnage à l’hectare moindre, nous serions déjà à 150 millions de tonnes », rage-t-il.


DES BAUX DE SIX MOIS


Être agriculteur en Argentine s’avère un métier très risqué. Les agriculteurs ont dû s’adapter à un marché du foncier agri- cole dérégulé. Il n’existe pas de loi du fermage en Argentine. Le bail dure en moyenne six mois.Les fermiers négocient âpre- ment le loyer des parcelles qu’ils peuvent gagner ou perdre au profit d’un voisin ou de l’une des vingt méga-entreprises agricoles du pays qui mettent souvent plus d’argent sur la table des propriétaires, leur grande échelle de production (des dizaines de milliers d’ha) leur permet- tant de jouer sur des marges plus fines. Deux tiers environ des surfaces agricoles argentines seraient travaillés indirecte- ment, souvent par des entrepreneurs fami- liaux qui délèguent les travaux à d’autres entrepreneurs ou bien qui emploient de la main-d’œuvre. Deuxième handicap : les taxes.


En Argentine, les agriculteurs et les ruraux n’ont aucun poids électoral, mais ils font tourner l’économie du pays en assumant la lourde responsabilité d’utiliser cette richesse incomparable que sont les sols de la Pampa. Les urbains, eux, restent souvent étrangers à l’agriculture. Dans ce contexte politique, le gouvernement va au plus simple : il taxe à l’export et sa politique agricole se limite à financer la recherche agricole publique et à faciliter l’accès au crédit des éleveurs. En 2011, environ 9 % du total des rentrées fiscales de l’État argentin proviendrait de la seule filière oléagineuse. « Un bateau de soja sur trois va à l’État », dit-on. Soit près de dix milliards de dollars. Une manne dans un pays sous-développé.


L’AGRICULTURE « VACHE À LAIT »


Au-delà des taxes à l’export, c’est le manque de prévisibilité, de « règles claires » comme disent les agriculteurs argentins, qui est à déplorer. Carlos Marin Moreno, du groupement de producteurs Aacrea(1), le résume à merveille : « Ici, un beau matin, vous ouvrez le journal et apprenez votre faillite. » Sans préavis, un décret présidentiel peut rompre l’équi- libre des comptes d’une exploitation parce que le niveau d’une taxe est brus- quement augmenté (cela s’est produit quatre fois depuis 2003), ou parce que les exportations de blé et de maïs sont restreintes, réduisant à néant les possi- bilités des fermiers d’envisager un asso- lement durable sur un terrain loué. Car comment produire un maïs, qui coûte plus cher à implanter, lorsque le loyer de la terre est fixé en quintaux de soja ?


Le partage de la rente agricole est surprenant : un gros tiers va à l’État et un autre gros tiers va au propriétaire des terres. Il reste donc aux fermiers un petit tiers pour faire tourner leur entreprise. Alors comment font-ils ? Comment font les Argentins pour être aussi compétitifs, quand l’État prélève une taxe de 35 % de la valeur des graines de soja (l’expor- tateur la règle mais la répercute sur le prix payé au producteur) et que les propriétaires demandent des loyers valant 10 à 15 quintaux de soja sur un rendement espéré de 30 ou 40 quintaux/hectare ? D’abord ils se concentrent sur la culture la plus rentable, le soja, qui domine de façon écrasante la sole argentine (19 millions sur les 30 millions d’ha de cultures). Puis ils cherchent à faire des économies d’échelle par les surfaces cultivées. Il n’est pas rare d’appeler « petit » un fermier qui cultive mille hectares, surtout dans le Nord.


RÉDUIRE LES COÛTS


Les fermiers jouent gros sur une période courte, concentrée sur le cycle d’un soja. Ils négocient dure- ment la vente des fèves qui consti- tuent leur trésorerie, bien gardée dans leur stockage en boudins. L’idéal est d’avoir son propre camion pour envoyer la récolte directement à l’exportateur sans passer par un stockeur intermédiaire. Ensuite, malgré une inflation récurrente et gravissime (15 % officiellement mais 25 % selon des sources privées), le taux de change entre le peso argentin et le dollar (4 pesos pour 1 dollar) reste à leur avantage. Certains coûts, comme la main- d’œuvre, sont payés en pesos, alors que le prix de vente des commodities s’ex- prime en dollar. Enfin, la délégation des travaux se traduit par un coût de maté- riel bas, la majorité des producteurs n’en possédant pas. Le coût du fret aussi est limité, les champs étant généralement proches des ports, contrairement au centre du Brésil. Autant d’atouts qui font que l’Argentine et ses 40 millions d’habitants nourrissent 250 millions au bas mot. Dommage que l’Histoire argentine, courte et violente (le pays a fêté son bicentenaire l’an dernier) ait laissé des plaies non refer- mées qui « polluent » le débat autour de l’inexorable destin agricole de cette grande nation. Pour l’heure, la majorité des Argen- tins tournent encore le dos à leur campagne. Un comble : le monde entier la leur envie.


p Camille Coulon


(1) Association argentine de consortium régionaux d’expérimentation agricole. www.aacrea.org.ar

HISTOIRE

Un lourd passé à solder

La Conquête du désert des années 1870 fut une série de faits violents entre soldats et indiens pour s’approprier ce qui est tout sauf un désert.
Puis les politiques brutales du général Juan Domingo Perón dans les années 1950, avec l’ex- propriation de terres et le gel des loyers agricoles, ont traumatisé certaines familles, allergiques depuis à l’intervention de l’État dans les affaires agricoles.
Enfin, les crimes de la dictature militaire de 1976-1982 ont laissé un ressentiment de certains Argentins vis-à-vis des propriétaires terriens accusés avec l’Église d’avoir soutenu la dictature.



RECHERCHE

L’agriculture argentine en a encore sous le pied

APRÈS LA DÉFERLANTE DU SEMIS DIRECT ASSOCIÉE À LA BIOTECHNOLOGIE depuis le milieu des années 90, surtout avec les varietés de soja résistantes au glyphosate, on attend encore beaucoup de la recherche, mais aussi de l’agriculture de précision, qui est déjà une réalité. Les nouvelles moissonneuses sont quasiment toutes équipées du matériel nécessaire mais les producteurs sont encore dans une phase de collecte d’informations. Le but est d’appliquer l’intrant et la dose adéquats au mètre carré près.
D’UN POINT DE VUE GÉOGRAPHIQUE AUSSI, l’agriculture argentine en a encore sous le pied. La production de graines devrait gagner de nouvelles surfaces au nord et à l’ouest à mesure que les nouvelles variétés de semences réduisent les risques. On voudrait des plantes plus tolérantes au sel et au stress hydrique, ce qui permettrait de repousser la frontière agricole également vers le sud, c’est à dire au nord de la Patagonie, ceci malgré un régime pluviométrique peu favorable. Pour l’heure, on ne fait que du mouton en Patagonie. Mais ponctuellement, on irrigue aussi du maïs pour le bétail bovin et les semenciers font des essais de soja irrigué dans les provinces de Neuquén et Río Negro.

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