SPÉCULATION
Les céréales ballottées par la finance
La hausse récente du blé, en contradiction avec les fondamentaux, illustre l’influence croissante des opérateurs financiers sur les marchés agricoles.
Octobre 2009. Les cours du blé se lancent dans une hausse qui va durer deux mois. Une évolution incompréhensible si l’on s’en tient aux fondamentaux : à cette époque, chaque semaine apporte son lot de rapports alourdissant un peu plus le bilan mondial de la céréale. Rien d’illogique en revanche si l’on se penche sur les motivations des responsables de la hausse : les investisseurs financiers. « Depuis plus de six mois, les achats en blé ne sont le fait que de financiers, explique Jean-Loïc Bégué-Turon, responsable des marchés dérivés chez Invivo. Sans eux, le prix du blé serait au même niveau que l’orge. » Et le spécialiste de prévenir : « À court et moyen terme, les évolutions sont désormais plus liées à la dynamique financière qu’aux fondamentaux.On ne peut plus se contenter de ne prendre en compte que l’analyse des bilans. » « Le marché n’est plus le même, mais il s’explique toujours, renchérit Vincent Godier, responsable mondial matières premières agricoles chez Calyon. Quand les cours sont élevés par rapport aux fondamentaux, c’est que le marché ne ‘price’ pas uniquement ce qu’il y a dans les silos à un moment donné, mais anticipe ce qui peut se produire. Les acteurs qui ont l’habitude de raisonner sur trois à six mois sur la base des fondamentaux ont alors l’impression que le marché ne réagit plus normalement. »
FONDS INDICIELS : DU LONG TERME
Le problème, c’est que la façon de « pricer », c’est-à-dire d’intégrer les éléments de marché dans la construction d’un prix, devient de plus en plus complexe. Les « financiers » constituent une galaxie d’acteurs aux intérêts et aux stratégies différents, et dont les impacts sur les marchés sont variés. Parmi eux, les fonds indiciels. Ils gèrent des portefeuilles d’actifs pour le compte de clients en investissant dans des paniers regroupant différents produits. Certains sont composés de matières premières, énergie et métaux en tête, mais également de plus en plus de grains. « Ils viennent sur le marché pour se couvrir de l’inflation, dans une logique de diversification. Ils ne sont pas là pour faire des coups, mais pour investir sur trois à cinq ans », souligne Jean-Loïc Bégué-Turon. Pour eux, les matières premières sont devenues attractives. D’abord parce que beaucoup considèrent leurs prix sous-évalués sur une approche à long terme. Ensuite, parce que la consommation mondiale progresse. Cerise sur le gâteau: leur récente connexion à l’énergie via les biocarburants. Avec les politiques de relance mises en place par les États et les banques centrales, ces financiers disposent de sommes considérables à placer. À leur échelle, la part consacrée aux grains est minime, mais « les positions nettes qu’ils détiennent sont supérieures à celle de la filière agricole, et cette logique d’investissement va durer », prévient Jean-Loïc Bégué-Turon. Cette stratégie d’achat à long terme, peu sensible à l’évolution immédiate des prix, génère une tendance à la hausse des cours, parfois en contradiction avec les fondamentaux momentanés. C’est ce qui s’est passé ces derniers mois pour le blé.
Au-delà de ce « biais haussier », ces fonds contribuent à accroître la volatilité. Les paniers de matières premières contiennent différents produits, chacun représentant un pourcentage bien précis de l’ensemble. Si le prix du pétrole baisse brusquement, les fonds doivent équilibrer leur position en cédant des grains, afin que la part relative de ces derniers n’augmente pas par rapport au pétrole. C’est ce qui s’est passé il y a environ un an.On a parfois dit à tort qu’ils se « désengageaient » des grains : il s’agissait en fait d’un rééquilibrage. Seule une diminution massive des liquidités pourrait conduire ces fonds à jeter les commodités agricoles par-dessus bord. « Si l’économie mondiale fait une rechute et que les marchés financiers plongent, le prix des grains s’effondrera », pronostique le spécialiste d’Invivo.
DES FONDS OPPORTUNISTES
Une autre catégorie d’opérateurs est bien plus impliquée dans la création de volatilité: les spéculateurs financiers, ou «Hedge funds ». Contrairement aux fonds indiciels, ils entrent et sortent en permanence du marché pour profiter d’opportunités. « Ces acteurs sont très sensibles aux prix et à leur dynamique : quand ça monte, ils achètent, et quand ça baisse ils vendent », résume Vincent Godier. Leurs mouvements de va-et-vient favorisent la liquidité du marché. Revers de la médaille, ils accentuent fortement la volatilité court terme. Le poids croissant de ces opérateurs financiers modifie la façon d’aborder le marché. « La financiarisation, ce n’est pas seulement l’arrivée des traders, c’est une évolution des pratiques de commercialisation, estime Jean-Loïc Bégué-Turon. Et la rupture que nous connaissons actuellement n’est qu’un avant-goût de ce qui passera dans les années à venir. » L’accroissement de la volatilité reste le symptôme le plus perceptible de cette nouvelle ère. Selon le responsable d’Invivo, « il faut s’habituer à vivre avec un bruit de fond quotidien de 10 à 15 euros ».
"NOUS SPECULONS TROP, A TOUS LES NIVEAUX DE LA FILIERE "
Plus profondément, c’est toute leur stratégie que les opérateurs traitant du physique doivent revoir. « Les spéculateurs sont là pour prendre le plus de risques possibles, mais avec un maximum de précautions, dans un cadre de gestion très strict. Les opérateurs traitant sur le physique, eux, ont pour mission de créer de la marge et de gérer le risque, maîtriser la volatilité. Or nous spéculons trop, à tous les niveaux de la filière agricole. Nous ne pouvons pas continuer ainsi sur un marché qui devient dangereux. » Les filets de sécurité qui masquaient les risques d’un comportement spéculatif sont en voie de disparition. Jusqu’alors, l’agriculteur qui s’asseyait sur son tas en attendant que les prix montent risquait au pire de vendre au prix d’intervention. Ce ne sera plus le cas demain. « Il faut désormais couvrir son prix de revient au fur et à mesure qu’on le constitue, ensuite seulement on gère le manque à gagner, mais il ne faut pas confondre les deux. L’enjeu n’est pas de vendre mieux que son voisin, mais d’assurer la pérennité de son entreprise. »
MARCHÉ À TERME/MARCHÉ PHYSIQUE
Être ou ne pas être déconnecté
Les fondamentaux en blé ne poussent pas à l’optimisme. Pourtant « le blé Soft Red Winter vole à des niveaux déconnectés du physique. Et une telle déconnexion, ce n’est jamais bon », expliquaitMichel Ferret, de FranceAgriMer, le 9 décembre. Déconnexion : le mot qui fâche est lâché. L’état de « quasilévitation » du SRW par rapport aux autres catégories de blé, notamment en faisant presque jeu égal avec le Hard Red Winter, a de quoi dérouter. Un peu comme si la Deux-Chevaux se vendait au même prix qu’une Rolls. La raison: le SRW est coté à Chicago, place privilégiée des opérateurs financiers, quand le prix du HRW est fixé à Kansas City. Cette évolution provient donc de l’appétit actuel des financiers pour le blé.
« La cohabitation sur le marché entre opérateurs commerciaux et financiers a toujours existé, mais lorsqu’une partie devient trop prépondérante, il existe un risque de dérapage, estime Andrée Defois, de la société d’analyse Tallage. On pourraitmême observer un désintéressement de la part des acteurs du physique pour les marchés à terme si la déconnexion devient trop importante. » Jean-Loïc Bégué-Turon réfute quant à lui le terme de déconnexion dans la situation actuelle. « Il est normal que le papier, sur des échéances éloignées, coûte plus cher que le physique quand ce dernier est en excédent. Ce que l’on observe actuellement, c’est une volatilité de la base(1) légitime, logique, et qui risque d’augmenter encore. Mais elle doit être relativisée si on la compare à l’évolution des prix eux-mêmes. »
(1) Base : différence entre le cours sur le marché à terme et le prix physique.