Logistique - Interview de Antoine Person
« Un navire, c’est aussi une infrastructure de transport »
Le Bureau de promotion du Shortsea Shipping s’est donné comme vocation de promouvoir le transport maritime à courte distance. Son président expose les tenants et les aboutissants de son développement.
Fld : Qu’est ce qui est à l’origine du Bureau de promotion du Shortsea Shipping (BP2S) ?
Antoine Person : BP2S a été créé en 2000 à l’initiative de l’UE qui avait demandé la création de tels bureaux dans les Etats membres en liaison avec son Livre Blanc sur le transport au sein de l’Union. Dans ses conclusions, celui-ci soulignait que le Shortsea Shipping devait participer fortement au désengorgement des voies terrestres. Il y avait un risque pour certains territoires européens de voir leur compétitivité économique entravée à cause de l’engorgement constaté des systèmes logistiques terrestres. De plus, alors que la question environnementale devenait de plus en plus prégnante, la massification des flux que permet le transport maritime autorise des économies appréciables de gaz à effet de serre par tonne transportée. La France est très en avance sur ce sujet, notamment grâce à Louis Dreyfus Armateurs (LDA), pionnier des autoroutes de la mer. Parmi les travaux que BP2S a menés depuis sa création, je pourrais citer notre proposition de document unique de transport qui vise à homogénéiser le régime de responsabilité, d’indemnisation et d’assurance des marchandises, dont le régime est différent qu’elles soient transportées par route ou par mer. Pareillement, nous étudions les conséquences économiques de la prise en compte des externalités écologiques et environnementales du transport maritime comme l’émission de particules de soufre ou d’azote par les navires. Les émissions de soufre ont déjà l’attention de l’Europe, avec leurs suppressions dès 2015, alors que se profile aussi la gestion du CO2, pour 2018. Celui-ci ne pourrait être traité que de deux manières : soit par un fonds de compensation (proche d’une taxe), soit par un échange de droit à polluer. En tout cas, les solutions renchérissent considérablement le coût du transport maritime. C’est pourquoi BP2S travaille sur les conditions utiles à l’adoption de la propulsion au gaz naturel liquéfié (GNL) qui offre l’avantage de réduire à zéro les émissions de soufre et d’azote et réduit celles de CO2.
Fld : Que représente le transport maritime à courte distance en Europe ? Quelles sont les principales caractéristiques de ce type de transport ?
A. P. : On pourrait dire qu’il représente des milliards de tonnes/kilomètre mais, à ce stade, cela n’est plus vraiment parlant. Précisons plutôt que le “short shipping” représente plus de 60 % du transport maritime de l’Union européenne (des ports de l’UE en provenance ou à destination d’autres ports de l’UE) et environ 40 % des échanges intra-UE à 27. Il concerne tous les types de marchandises et tous les conditionnements : vracs liquides (produits pétroliers, liquides alimentaires…) et solides (ciment, céréales…), breakbulk, toutes sortes de conteneurs (notamment à température dirigée et réfrigérée) et frets roulants (y compris remorques et machines agricoles). Il se caractérise également par la variété des navires employés : vraquiers et conventionnels, porte-conteneurs, rouliers et ferries.
Fld : En ce qui concerne le transport de camions par mer, existe-t-il des différences notables dans son développement entre le Nord et le Sud de l’Union européenne ?
A. P. : Le modèle économique du Nord de l’Europe est clairement axé sur l’usage des navires RoRo. Cela tient à plusieurs critères. D’une part, il s’agit essentiellement d’échanges intra-européens. D’autre part, les chargeurs sont des entreprises importantes et le tissu des entreprises de transport est très concentré. Il est du coup plus facile de créer des hubs. Ainsi, la capacité de gestion des chauffeurs – une question complexe – est plus grande. Ce qui fait que le modèle dominant demeure le transport de remorques non accompagnées. Au Sud de l’Europe, en revanche, la prédominance va aux ferries ou aux navires Ro-Pax. Le modèle est ici plus en faveur de la remorque accompagnée. Cela parce que le tissu des entreprises utilisatrices est beaucoup plus éclaté. Le basculement entre les deux modèles se fait au niveau de la Manche. Lorsque LDA a lancé sa ligne entre Montoir et Gijón, nous étions partis sur un business model Sud de l’Europe et, de fait, 80 % du fret est sur le mode accompagné. Cela a un impact pour un armateur : le prix d’un bateau accueillant 200 camions et leurs chauffeurs (ce qui implique des aménagements supplémentaires) est presque doublé par rapport à un navire qui ne transporterait que 200 remorques. Sur le Sud de l’Europe, il reste sans doute de fortes marges de rationalisation à gagner. Ce qui permettrait d’offrir certainement plus de compétitivité à ces régions.
Fld : On associe souvent le Shortsea Shipping avec les autoroutes de la mer (ADM). Qu’en est-il vraiment ?
A. P. : Il faut se comprendre sur les termes : le concept d’autoroute de la mer est une offre spécifique, et non la seule, inscrite dans le transport maritime à courte distance. Quand un transporteur routier doit attendre deux jours pour voir sa marchandise embarquer, on ne peut décemment pas parler d’autoroute de la mer. En fait, la seule vraie autoroute, c’est la liaison entre Douvres et Calais : 40 à 50 min d’attente maximum, il y a eu jusqu’à quatorze bateaux en service. On peut difficilement atteindre une telle cadence ailleurs car un armateur ne prendra jamais le risque de déployer des navires supplémentaires s’il ne dispose pas déjà d’une bonne visibilité sur la fréquentation de sa ligne. Malgré cela, la clé pour le développement d’une autoroute de la mer réside dans sa capacité à être aussi flexible et rapide que le transport routier. Un travail sur l’amélioration du passage portuaire est encore et toujours nécessaire.
Fld : Et quelles sont les conditions au développement : le financement, les matériels, la relation avec les chargeurs ?
A. P. : Deux conditions sont indispensables. D’une part, si l’on veut pouvoir mettre en place une ligne à haute fréquence, il faut des investissements structurels. J’entends par là que les navires dédiés à une autoroute de la mer doivent être considérés comme des infrastructures de transport et financés comme telles. L’implication des Etats ou de l’UE est donc ici primordiale : c’est l’aménagement du territoire. L’autre condition, c’est rendre les ADM économiquement attractives. La coercition avec la hausse des charges grevant le transport routier n’est sans doute pas la meilleure solution. Il serait préférable que les transporteurs routiers viennent à choisir le maritime et puissent recevoir une bonification pour cela. C’est la démarche de l’“écobonus” italien qui fonctionne sur le mode des “miles” aériens. Avec l’expérience du groupe LDA et les préconisations du rapport du sénateur Richemont, BP2S propose l’“écomer”, un dispositif qui permettrait de rembourser aux transporteurs routiers une partie du voyage maritime. L’incitation doit aller dans ce sens et non au profit de l’offre de transport maritime. Un armateur attend plutôt de l’Etat qu’il lui garantisse un fond de cale, un niveau de fret minimal utilisé ou non. Comme c’est le cas pour les autoroutes terrestres. En fin de compte, ce sera à la sphère politique de faire le choix.
Fld : Comment voyez-vous, dans les cinq prochaines années, l’intégration du transport maritime à courte distance dans le schéma de report modal appelé (presque) par tous ?
A. P. : Le transport maritime à courte distance offre le plus de possibilités dans un système logistique de massification des marchandises, qui est le sens de l’Histoire. D’une part, contrairement au routier ou au ferroviaire, il rencontre peu de problèmes de taille, si ce n’est le tirant d’eau des navires et donc il peut générer des économies d’échelle plus fortes. D’autre part, la pression sociétale sur le thème environnemental, principalement sur le ratio CO2/tonne, est à l’avantage du transport maritime. Seul le ferroviaire offre un meilleur profil, et encore, si on exclut la question de l’origine de l’énergie électrique, dans certains pays très émetteurs de CO2. En revanche, les solutions à apporter à l’élimination du soufre et à la réduction du CO2 pèseront fortement sur le prix du transport par mer, au risque d’entamer la compétitivité des opérateurs du Shortsea Shipping. En effet, les choix politiques effectués aujourd’hui par l’Union européenne conduisent à pénaliser plus fortement le mode maritime que les transports terrestres. Je veux prendre un exemple : avec un taux de remplissage important, un navire rejette moins de CO2 que l’équivalent camion de sa cargaison. Il rejette pourtant des quantités de CO2 importantes qu’il convient de réduire, car le transport maritime doit participer à cet effort collectif. Mais si le mécanisme visant à cette réduction obère complètement la compétitivité du transport maritime, alors cette cargaison reprendra la route partout où cela sera possible, émettant au final plus de CO2 que ce que le navire émettait. Or le transport maritime de courte distance traverse une crise grave. Certains armateurs sont fortement fragilisés par la crise financière et par des taux de remplissage au minimum. Une application brutale et rapide d’une politique environnementale mal étudiée pourrait, in fine, entraîner une baisse des capacités de transport. C’est aussi notre rôle, à BP2S, de surveiller cette évolution pour tenter de la réorienter.