« Réenchantons l’alimentation ! »
A l’issue du dernier café géographique en plein cœur de Saint-Germain, Gilles Fumey, géographe de l’alimentation et maître de conférences à la Sorbonne, nous a rencontrés. Riche de ses connaissances, il critique la géopolitique actuelle de l’alimentaire et la mainmise des nutritionnistes sur les fruits et légumes.

Fld : Vous êtes géographe de l’alimentation, quel est le sens de cette discipline ?
Gilles Fumey : C’est savoir ce qu’il y a dans l’assiette et d’où cela provient. Se demander pourquoi lorsque l’on mange, c’est rassurant de connaître la nature du lien existant entre l’origine géographique d’un aliment et la qualité qu’on lui attribue.
Fld : Qu’est-ce qui vous a poussé à vous intéresser à la géographie alimentaire ?
G. F. : Je viens d’un milieu paysan. Mon père était éleveur et produisait du lait pour les Fruitières fromagères du Comté. Je suis né là-dedans. Ce qui m’a poussé à m’intéresser davantage à l’alimentation c’est certainement parce que nous avons fêté le 700e anniversaire de la coopérative quand j’étais gamin. Cette continuité historique m’a touché. Après, j’ai enseigné à Lyon où j’ai baigné dans la gastronomie régionale. J’ai découvert des produits extraordinaires et des gens passionnés par l’alimentation. En arrivant à Paris, c’est dans une autre marmite que je suis tombé ! Plutôt mondiale. C’est de là que j’ai créé autour des cafés géographiques (lire encadré) une association pour découvrir un pays à partir non pas de sa carte géographique mais de sa carte de restaurants ! Certaines rencontres ont par la suite été formatrices. Durant mes recherches, j’ai croisé des paysans dans la vallée de la Durance qui m’ont déclaré que leurs vergers de pommiers avaient dix ans, mais s’ils recevaient des subventions de Bruxelles ils seraient prêts à les arracher. Cela m’a choqué et j’ai voulu comprendre.
Fld : Vous avez rédigé un ouvrage sur la géopolitique de l’alimentation pourquoi un tel livre ?
G. F. : Ce qui se dit aujourd’hui de la géopolitique de l’alimentation ne me plaît pas. C’est une pensée qui est fabriquée par des statistiques à la FAO. On fait des comptes et on organise de grands colloques autour du thème “un milliard de gens pauvres ne mangent pas et un milliard d’autres sont obèses” et on en conclut que c’est une punition, c’est une pensée très puritaine. On construit des standards alimentaires à partir d’un modèle dont on connaît toute la faillite. Estimer que la solution réside dans la production agricole alors que nous sommes déjà en surproduction (20 % de ce qui est produit n’est pas consommé), c’est un parti pris que je n’aime pas. On sait qu’il s’agit moins d’une question agronomique que d’une question économique. L’idée serait plutôt de s’organiser et de transmettre la production de la meilleure manière vers les consommateurs avec des outils différents de ceux d’aujourd’hui, or on ne raisonne pas comme cela, les économistes travaillant avec les firmes agroalimentaires ne pensent qu’en termes d’accroissement de la production.
Fld : Que défendez-vous ?
G. F. : Je défends l’idée que le modèle adopté depuis 50 ans a fait la preuve qu’il n’était pas adapté. Il y a un modèle que l’on a beaucoup détruit, c’est un modèle paysan, qui englobe tous les gens qui disent : Arrêtons ! C’est ce que j’aimerais promouvoir. L’autre point sur lequel je souhaite insister c’est la géographie culturelle alimentaire, c’est qu’il existe des aires du goût. Le fait qu’on ne mange pas la même chose partout dans le monde. Et que les Américains ne viennent pas nous dire que leur modèle culinaire de la viande doit devenir le modèle de tous les peuples. C’est une escroquerie de croire que si le niveau de vie augmente, les gens oublieront leur culture alimentaire et culinaire.
Fld : Qu’attendez-vous de la refonte des politiques agricoles ?
G. F. : J’attends qu’elles prennent en compte ces aspects culturels de l’alimentation et que l’on arrête de déréguler. On voit bien que les produits alimentaires ne sont pas des produits comme les autres. La loi de King permet de comprendre cela, elle explique que lorsqu’il y a 20 % de surproduction, il y a une chute des prix de 60 %, qu’il existe une faible élasticité sur le marché agricole. C’est-à-dire que tout ce qui est en plus ou tout ce qui est en moins est interprété par les marchés de manière émotionnelle. La solution c’est qu’il faut encadrer. Les politiques agricoles doivent faire en sorte que celui qui produit soit dûment rémunéré. Si on avait maintenu une agriculture paysanne, les émeutes de la faim n’auraient pas eu lieu. Nous portons une grande responsabilité notamment quand on écoute le discours hypocrite de la FAO. Je reprends ici l’exemple des Fruitières de Comté, ils ont eu cette capacité à créer la rareté du produit en tenant compte fortement du social. Dans la filière des fruits et légumes ce serait possible, cela ne se ferait pas au détriment des producteurs. Il faut défendre la diversité. Les gens n’ont pas idée de cette perte de diversité, ils pensent qu’acheter moins cher a plus de valeur.
Fld : Pour vous, la communauté scientifique serait manipulée ?
G. F. : Oui, je le pense. En tant que chercheur en alimentation, je suis constamment sollicité. Quand j’en parle avec mes collègues, certains me disent que je suis un réfractaire, un type de la montagne ! Je crois qu’il faut dire les choses. Pour les fruits et légumes, il n’y a pas ce genre de compromission à part peut-être le fait de défendre l’appauvrissement du sol avec des sélections trop simplistes ou alors un contrôle peu concluant des pesticides sur certaines productions. Il faut admettre que pour l’heure sur certaines molécules actives on ne sait rien.
Fld : Vous défendez l’agriculture bio, mais elle n’est pas suffisante pour approvisionner tous les marchés de consommation, qu’en pensez-vous ?
G. F. : On peut reposer la question différemment. A-t-on besoin de tout ce dont on dispose en termes de nourriture ? Il y a des moments de surproduction pendant lesquels on ne sait pas quoi faire de ce surplus. Il peut y avoir sinon un reflux du moins une modération de la consommation. Des gens souhaitent apprendre à manger mieux et cela passe aussi par le prix. Il faut donc réenchanter l’alimentation Malheureusement pour les fruits et légumes, la mainmise des nutritionnistes va mal se terminer. On va avoir l’inverse de ce qu’il serait bon de faire. Avec un effet qui va ressembler à ce que l’on a vécu pour l’eau ! Il faut donc faire très attention. Ces produits portent une très forte charge symbolique pour ne pas les réduire à des nutriments. Il y a un gros travail d’éducation à exercer auprès des consommateurs, leur faire comprendre que le goût de la pomme n’est pas indexé à son allure physique. Les fruits et légumes sont des aliments magnifiques que l’on a massacrés par l’agriculture intensive. Ils font rêver, on organise même des expos telle Arcimboldo. Ils font partie de notre paysage, ils ont énormément inspiré l’art, c’est un capital à préserver.
Fld : Vous allez publier un ouvrage intitulé “Manger local, manger global”, pouvez-vous en dire plus ?
G. F. : Le local est très important. C’est la valeur de l’environnement dans lequel on vit. “Nous sommes ce que nous mangeons”, soyons plus sensibles à la qualité de ce que nous nous sommes procurés plutôt que d’acheter sans savoir d’où cela provient.
Fld : Dans les grandes villes c’est impossible !
G. F. : Ce n’est pas possible, c’est vrai, mais c’est une tendance à suivre. Arrêtons de fermer des vergers et de chercher plus loin des aliments que l’on peut produire ici. Ce n’est pas de la coquetterie. Même si le transport par conteneur n’est pas cher, arrêtons de favoriser un commerce qui n’a pas de sens. On ne peut pas continuer à détruire une économie locale et des filières au prétexte qu’il existe a moins cher ailleurs.
Fld : Vous êtes donc contre l’OMC qui régule le marché mondial ?
G. F. : C’est peut-être valable pour la production industrielle, mais dans le cas de l’agriculture nous sommes dépendants de la nature. Compte tenu de la structure des marchés agricoles ça ne se passe jamais comme dans l’industrie. En cas de rupture d’approvisionnement, est-ce normal que des villes puissent être prises en otage alors qu’autour d’elles il y a des campagnes qui pourraient être valorisées, des agriculteurs soutenus, des paysages entretenus ? Je ne suis pas un apôtre du local, simplement en France, nous avons une richesse agricole et une culture paysanne à préserver et à valoriser. Pour autant sur le marché il semble cohérent qu’il y ait les deux offres : le local et ce qui vient de loin. Tout le monde ne peut pas ou ne veut pas consommer local. Mais ne tuons pas ce qui peut être produit ici. Nous avons besoin de fruits et légumes qui fassent rêver. Dans votre filière, vous avez les produits qui peuvent faire le plus rêver, davantage que la viande, les céréales ou le poisson. C’est en ce sens que je souhaite écrire avec le chef Jean-Jacques Gallifet sur la cuisine des fruits. Ce seront des recettes avec une histoire sur la symbolique des fruits, en jouant sur le fait que ce sont des produits sociaux tellement évocateurs.