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« Nous subissons les aléas de la politique commune européenne »

De retour du World Food Moscou, Eric Guasch, président de l'Afraa, analyse les effets de l'embargo russe sur la filière fruits et légumes et les mesures prises par la France et l'Europe. A ses yeux, la Russie pourra difficilement se passer à court terme de l'offre des opérateurs européens.

FLD : La décision de la Russie d'imposer un embargo total sur les produits agricoles européens a fait l'effet d'un séisme dans la filière fruits et légumes européenne. Pouvait-on prévoir ce qui est arrivé ?

ERIC GUASCH : Certainement pas à ce point-là. Revenons sur la chronologie des événements. Le premier embargo a concerné la Moldavie, le 18 juillet. Pour nous, ce n'était pas sans conséquences, ce pays étant un gros “faiseur” en pommes. Le 1er août, quand l'embargo a été étendu à la Pologne (780 000 t de pommes exportées sur la Russie !), l'Association France-Russie pour l'agroalimentaire (Afraa) s'est réunie et nous avons averti les Pouvoirs publics sur le danger potentiel de report des volumes polonais sur le marché européen et les conséquences sur les entreprises du secteur. Notre courrier est parti le 6 août. Le lendemain, l'embargo total sur les produits agricoles et agroalimentaires des pays ayant soutenu les sanctions envers la Russie dans le cadre du dossier ukrainien était annoncé par Vladimir Poutine.

FLD : Cet embargo total a donc été une vraie et très mauvaise surprise ?

E. G. : Absolument et il n'a pas de bases techniques, mais politiques. Les embargos sur la Moldavie et la Pologne avaient été pris pour des raisons phytosanitaires. Nous sentions bien depuis quelque temps une tension relative sur les analyses phytos à l'arrivée pratiquées par Rosselkhoznadzor, les services phytosanitaires du pays. La France faisait partie des bons élèves pour les autorités et les importateurs russes. On pensait s'acheminer vers une série d'embargos par pays. Cela a d'ailleurs été évoqué pour les Pays-Bas ou la Grèce. A cette époque, la France n'était pas sur la liste des pays menacés. La situation aurait été dommageable pour les producteurs polonais mais l'offre européenne sur la Russie se serait repositionnée et aurait répondu à la demande. Nous ne pouvions certainement pas imaginer qu'un embargo total puisse ainsi être mis en place. Pour la première fois, le politique a pris le pas sur le technique. D'où une impression de subir des événements hors de notre portée. Nous sommes des professionnels, les aspects géopolitiques nous échappent.

FLD : Suite à l'annonce de l'embargo, c'est une véritable tempête qui s'est levée...

E. G. : La journée du 7 août et celles qui ont suivi ont été un vrai chaos commercial. Nous avons fait face à l'annulation de toutes les commandes. La crainte était de voir les camions bloqués à la frontière russe. Les faibles espoirs qu'ils puissent passer avant la mise en place effective de l'embargo se sont vite envolés. Il a fallu trouver de nouvelles destinations (GMS, grossistes, grand export...) afin de préserver la valeur ajoutée des producteurs avec qui les exportateurs travaillent. Soyons clairs néanmoins : ceci n'a pas concerné la marchandise en prépayé qui a pu passer la frontière. Ce qui donne à réfléchir sur la notion d'“embargo total”. Dernièrement, les plants et semences de pommes de terre ont été de nouveau autorisés, un produit important pour développer la production locale : la Russie accepte donc ce qui peut l'aider à parfaire son autonomie agricole. Nous ne sommes pas dupes.

FLD : Comment appréciez-vous la réaction à la fois des Pouvoirs publics français et de l'Europe suite à la décision russe ?

« La journée du 7 août et celles qui ont suivi ont été un vrai chaos commercial. Nous avons fait face à l'annulation de toutes les commandes. »

E. G. : Elle n'a pas été celle espérée. Dès le 7 août, l'interprofession s'est saisie du sujet et a exprimé son inquiétude sur les conséquences à très court terme de la situation. Il nous a fallu attendre pratiquement trois semaines avant d'avoir un retour de la part des Pouvoirs publics. A leur décharge, il leur était nécessaire de percevoir l'urgence de la situation. En attendant, les opérateurs, producteurs comme exportateurs, prenaient cette urgence en pleine figure. L'Europe a répondu rapidement mais le montant proposé (125 M€) est inadapté. Ce qui nous choque, c'est la période prise en compte qui va du 18 août à la fin novembre. Quid de celle entre le 7 et le 18 août, qui a été la plus difficile ? Nous avons compté 50 poids lourds refoulés le premier jour, soit 900 t de produits pour une facture globale de 600 000 €. D'autre part, les dispositions mettent en place le retrait des produits : cela concerne les producteurs, c'est très bien mais les opérateurs économiques ne sont pas concernés. C'est pourquoi nous avons demandé une réévaluation. La réunion du 3 septembre avec Stéphane Le Foll a montré l'implication du ministère sur le dossier : citer comme il l'a fait les 400 M€ des fonds de crise n'était pas anodin. Il est clair que nous avons besoin des Pouvoirs publics pour soutenir l'exportation comme cela est désiré.

« La Commission européenne justifie sa décision par les demandes disproportionnées de certains producteurs, nommément les Polonais. »

FLD : Comment analysez-vous la suspension du programme par la Commission européenne le 10 septembre ?

E. G. : C'est un peu comme si un écolier faisait une bêtise et que l'ensemble de la classe était puni pour cela. La Commission européenne justifie sa décision par les demandes disproportionnées de certains producteurs, nommément les Polonais. On peut saluer la rapidité avec laquelle elle a suspendu le processus. On peut aussi déplorer le fait que la Commission européenne ne se soit pas attendue à ce type de situation. Très honnêtement, c'était prévisible. Aujourd'hui, il est annoncé qu'une nouvelle procédure va être mise en place pour une meilleure répartition. Mais la réalité du terrain montre qu'il y a urgence. Nous ne sommes qu'au début de cette crise. Les vrais impacts vont se faire sentir dans les prochains mois. Déjà la campagne pommes va être extrêmement compliquée. Une fois de plus, nous avons le sentiment de subir les aléas de la politique commune européenne. Et il nous est difficile d'évaluer, en marge des efforts de notre ministre de l'Agriculture, quel est le véritable pouvoir de la France au niveau de la Commission européenne.

Fld : Finalement, depuis 1995, l'histoire des relations commerciales entre l'Europe et la Russie n'est-elle pas une suite de crises ?

E. G. : Ces relations, il est vrai, ont connu des hauts et des bas. A l'ouverture des frontières russes en 1995, ce fut véritablement la ruée vers l'Est : une demande très forte, des contacts à la pelle, une approche très ouverte de la part des Russes... Les premiers temps n'ont pas été aisés : la Russie n'était pas sous assurance-crédit et il fallait soit travailler en prépaiement, soit via des sociétés tiers, ce qui a fait la chance des Pays-Bas à l'époque. La situation s'est améliorée par la suite. Puis est venue la dévaluation du rouble en 1998 qui a balayé bon nombre d'opérateurs russes et laissé des traces durables dans les relations commerciales : face aux impayés, le financement a été renforcé chez les exportateurs. On pourrait aussi ajouter la crise E. Coli qui a entraîné un renforcement drastique des contrôles phytosanitaires par la Russie. Et évidemment l'embargo sur les pommes de terre depuis 2013 (et sur le porc par la suite en 2014) qui a été très mal perçu du côté européen.

FLD : Parallèlement, les normes entre la Russie et l'Europe ont été harmonisées. Cela n'a-t-il pas apporté quelques améliorations ?

E. G. : Le mémorandum de 2008 sur les LMR entre l'UE et la Russie a en effet permis de simplifier ce sujet. Les approches entre les deux pays étaient en la matière très différentes. Cela s'est amélioré mais il demeure encore des points sensibles. La difficulté à lever l'embargo sur les pommes de terre tient à la méthode de contrôle des maladies. En Europe, l'analyse se fait par territoire (s'il est exempt de maladie, les producteurs de la zone le sont aussi) alors que la Russie privilégie un contrôle entreprise par entreprise. Si la filière n'a pas ménagé sa peine pour faire valoir ses intérêts, la décision ne peut être prise qu'à la suite de négociations entre l'UE et l'Union douanière russe.

FLD : L'interdiction des produits européens peut-elle avoir un impact durable sur les flux vers la Russie ?

E. G. : La décision russe a ouvert un boulevard pour les pays non frappés par l'embargo. L'UE représente 2,3 Mt de fruits et légumes pour la Russie, cela ne se trouve pas sous le sabot d'un cheval. Cela va profiter à certains pays qui ne s'y attendaient pas comme la Turquie ou le Maroc. Sans parler de la Serbie – qui jouit déjà d'une clause de nation la plus favorisée avec la Russie – et des pays producteurs de l'hémisphère Sud. Plus l'embargo durera, plus il sera difficile de récupérer les parts de marché perdues. C'est notre crainte. De nouvelles habitudes vont se mettre en place. Mais il faut se dire que, parfois, à toute chose malheur est bon. Cela va pousser la filière française à trouver de nouveaux marchés à l'extérieur. En tant qu'exportateur, il n'est pas question de faire valser les étiquettes sur l'origine du produit comme on a pu le constater. C'est illégal, mais rien n'empêche aujourd'hui de faire son travail d'achat sur le marché mondial pour vendre sur le marché russe.

FLD : Ne pas abandonner le marché russe, est-ce la raison de la présence française au dernier salon World Food de Moscou ?

« L'Afraa a profité du salon World Food Moscou pour rencontrer les importateurs russes spécialisés dans l'offre européenne. Ils nous ont confirmé qu'eux aussi souffraient de la situation. »

E. G. : Très franchement, je me suis posé la question de la pertinence d'être présent au salon. Mais j'ai été rapidement convaincu de la nécessité de continuer à présenter notre offre de qualité, de ne pas baisser les bras. Ceci étant, pour la première fois, j'ai ressenti une ambiance assez triste, avec une évidente mise à l'écart des opérateurs européens. L'Afraa en a néanmoins profité pour rencontrer les importateurs russes spécialisés dans l'offre européenne. Ils nous ont confirmé qu'eux aussi souffraient de la situation. J'ai aussi été frappé par l'activité atone du marché de gros de Moscou, alors que, traditionnellement à cette époque de l'année, avec la présence des produits européens, mais aussi de nos concurrents limitrophes de la Russie, l'activité est plus forte. D'autre part, Freshfel a organisé une rencontre avec la DG Sanco à l'ambassade de la Commission européenne à laquelle j'ai participé. De même j'ai rencontré l'ambassadeur de France en Russie. On peut s'assurer d'une chose : quels que soient l'évolution de la production russe à court terme et l'apport des pays tiers, ceux-ci ne pourront pas se substituer à l'offre de l'Union européenne, que cela soit en termes de tonnages, de qualité et de diversité dans les variétés.

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