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Alain Drouard, historien
« Le plaisir alimentaire doit être pour tous »

Alain Drouard, auteur du “Mythe gastronomique français”, bat en brèche, avec l’aide de l’Histoire, quelques idées reçues sur ce dont nous aimons tant nous glorifier, parfois avec raison : une certaine vision de l’excellence culinaire hexagonale.

Le 16 novembre dernier a été marqué d’une pierre blanche pour le monde de la cuisine française : l’Unesco venait d’inscrire le repas gastronomique français avec ses rituels, sa convivialité et son art de vivre au patrimoine immatériel de l’humanité. « Mais de quoi parle-t-on quand on évoque ce fameux “repas gastronomique” », se demande Alain Drouard, historien. Président de la Commission internationale de recherche sur l’histoire européenne de l’alimentation et ancien directeur de recherche au Centre national de recherche scientifique, il est l’auteur de plusieurs livres consacrés à l’histoire de l’alimentation parmi lesquels l’“Histoire des cuisiniers en France (XIXe-XXe siècle)”, “Les Français et la table, alimentation cuisine et gastronomie du Moyen Age à nos jours”. Dernièrement “Le mythe gastronomique français”, il retrace l’histoire d’une croyance collective chère au cœur des Français.
Déjà, il faut distinguer la cuisine qui est une technique et peut-être un art, de la gastronomie qui est un discours sur l’art de faire bonne chère et dépasse ainsi le simple cadre des cuisines. Précision d’importance car la confusion a longtemps régné – et règne encore – entre cuisine et gastronomie. Les cuisiniers et les gastronomes ne doivent pas être confondus.
Il est vrai que, pendant très longtemps, les cuisiniers n’ont pas eu bonne presse. « Jusqu’au XIXe siècle, ils ne sont ni plus ni moins que des domestiques attachés au service des élites, précise Alain Drouard. Ce n’est que dans la seconde moitié du XIXe siècle que leur statut a évolué. Les cuisiniers de restaurant sont en effet restés longtemps sous la tutelle des restaurateurs, c’est-à-dire des propriétaires des restaurants. Ils avaient peu accès à l’instruction et à la connaissance. Les ouvrages de cuisine n’étaient guère nombreux. L’apprentissage de la cuisine se faisait souvent sur le tas et commençait par la pâtisserie. Le passage obligatoire par l’école primaire a changé la donne et le métier s’est professionnalisé à la fin du XIXe siècle. » A la même époque, la Grande Cuisine ou Haute Cuisine était codifiée par Antonin Carême. Cette cuisine luxueuse, fastueuse et décorative, célèbre la truffe, le “diamant noir de la cuisine” comme la nomme Brillat-Savarin. « La truffe est aussi le produit fétiche de la grande cuisine bourgeoise. Produit, pas forcément légume, car on ne sait pas très bien dans quelle catégorie la placer à l’époque. En tout cas, elle est partout. Mais les légumes, à part quelques farineux ou légumineuses, sont encore bien absents. Et la pomme de terre, trop récente, ne fait qu’une timide percée. »

Les légumes, la base des repas des paysans
Les légumes, il est vrai, ont eu d’ailleurs bien du mal à prendre leur place dans la cuisine française : « De tout temps, fruits et légumes ont eu une valeur diététique, thérapeutique et symbolique. Au cœur du mystère de l’Eucharistie, le vin était au Moyen Age et à l’époque moderne un remède administré aux malades dans les hôpitaux. De même la représentation que l’on avait des fruits et des légumes est inséparable des idées religieuses dominantes. Les fruits sont considérés comme supérieurs aux légumes. Les fruits sont en effet dans les arbres et plus près du ciel donc de Dieu. Les légumes, souvent des racines et des légumineuses, poussent dans le sol et sont de l’ordre de la terre. Similairement, dans l’art de la chasse, la principale distraction des seigneurs après la guerre si l’on peut dire, et pour les mêmes raisons, le gibier à plumes est mieux vu que celui à poil. La table des banquets est essentiellement constituée de viandes – essentiellement du gibier – le légume en est absent. En revanche, chez le paysan, il est à la base de ce que l’on va trouver dans le récipient suspendu dans l’âtre au-dessus du feu, et auquel on va rajouter, au gré des saisons et aussi de la chance, un morceau de lard ou une volaille. C’est le pot bouille, le pot-au-feu qui va devenir, au XIXe  siècle, le plat emblématique de la cuisine française. »
A la fin du XIXe siècle, on assiste en France comme dans d’autres pays européens à la formation d’un mouvement de réforme de l’alimentation, inspiré par les préceptes du végétarisme et qui anticipe sur les développements récents de l’agriculture biologique. Un des représentants les plus connus de ce mouvement, le docteur Paul Carton qui dénonçait les “aliments meurtriers”, c’est-à-dire la viande, le sucre et l’alcool va préconiser des repas faisant la part belle aux fruits – frais et secs – et légumes. Les progrès de la chimie organique et de la science de la nutrition conduisent à définir la calorie et les rations alimentaires en fonction des besoins de chaque catégorie de la population. La découverte des vitamines contribua aussi à renforcer l’intérêt pour les fruits et les légumes. « On le voit dans les livres de cuisine et dans les recettes même s’il est bien difficile d’en identifier l’apparition et les origines. A qui donner vraiment la paternité d’une recette ? Je pense qu’en fait elle est le fruit d’un travail collectif lentement bâti et transmis au travers des siècles. Et, de ce point de vue, la base de la gastronomie française demeure paysanne. »

De nos jours, le Chef se définit comme un créateur
La Nouvelle Cuisine, telle qu’elle a été définie par les journalistes Gault et Millau dans les années 1970, va bousculer cet ordre établi et entraîner les chefs dans une spirale dont ils ne sont pas encore sortis. « Aujourd’hui, nous vivons dans un système totalement inverse de celui du XIXe et début du XXe  siècle, continue Alain Drouard. Nous sommes dans une autre configuration, celle de l’ultra créativité. Le Chef, tout à sa revanche sur plusieurs siècles d’asservissement social, se définit comme un créateur, ce qui l’amène constamment à inventer des recettes et à entrer dans une dynamique de sur-médiatisation. La cuisine moléculaire est l’exemple, par ailleurs, de l’irruption de l’industrie chimique dans la gastronomie, et cela au nom de la créativité. De plus, la gastronomie relève aussi aujourd’hui de l’industrie du luxe avec des Chefs qui sont de plus en plus des capitaines d’entreprises gérant plusieurs restaurants à travers le monde et des consultants de l’industrie agroalimentaire. Le mouvement a été lancé dans les vingt dernières années du XXe siècle. Michel Guérard a ouvert la voie, suivie par Joël Robuchon. Bernard Loiseau a été le premier à être coté en Bourse. Enfin, le marketing a fait une entrée en force avec le développement des marques : il y a maintenant une marque Ducasse, une marque Hermé… » Avec tout ceci, on serait en droit de se demander ce que l’Unesco a bien pu trouver au repas gastronomique à la française pour l’inscrire au patrimoine immatériel de l’Humanité. Alain Drouard remarque : « De quoi parle-t-on en définitive ? D’un repas à plus de 300 euros sans les vins dans un restaurant trois étoiles ou du repas dominical du dimanche autour du poulet ou du gigot entouré de ses haricots ? Ou du repas festif de Noël ? L’interrogation n’est pas insensée, aux vues des enjeux économiques représentés par la haute gastronomie française. C’est pourquoi cette inscription m’apparaît comme une sorte d’hybride entre nécessité politique et mythologie sociologique. »
« Il faut savoir démystifier le discours gastronomique en France, renchérit Alain Drouard. Aller au restaurant pour une purée ou une betterave facturée à des prix astronomiques, est-ce bien sérieux ? Surtout dans un pays qui est le deuxième consommateur de pizza au monde après les Etats-Unis et où McDonald’s, premier restaurateur du pays avec plus de 1 200 établissements, y enregistre une de ses meilleures rentabilités mondiales. Les bistrots traditionnels ont connu la concurrence de la restauration rapide, mettant leur existence en péril, parce que leur offre n’était plus en phase avec les attentes de leurs convives. L’image renvoyée par la gastronomie française est celle d’un plaisir qui n’est pas accessible à tous. Or, ce qui est en jeu ici, c’est bien le plaisir alimentaire pour tous car nous avons tous droit au plaisir alimentaire. »
L’auteur du “Mythe gastronomique français” note par ailleurs que, sur le terrain, la pratique est bien différente avec ce que l’on peut déclarer sur le sujet. La société française actuelle est essentiellement urbaine et l’individualisation du repas est devenue importante. Le traditionnel repas de famille – censé dans les statistiques et les enquêtes représenter “le modèle français” – est battu en brèche. Moins de temps pour la préparation des repas (même si cela mériterait une analyse plus poussée) et la difficulté à acheter les denrées dans un contexte économique difficile impactent sur la réalité gastronomique française. « Je ne suis ni un militant ni un terroriste et encore moins un théoricien, tempère néanmoins Alain Drouard. Je considère que nous pouvons tous connaître le plaisir alimentaire en cuisinant de bons produits frais et donc des légumes et des fruits issus, soit de l’agriculture biologique, soit de la production fermière. »

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