Interview de Laurent Grandin
« Le marché des fruits et légumes connaît une déstabilisation certaine »
A l'occasion de la rentrée, Laurent Grandin, vice-président d'Interfel, tire la sonnette d'alarme sur l'usage fait en France du programme européen School Fruit Scheme.

FLD HEBDO : Comment la RHD et ses fournisseurs prennent-ils part dans les actions visant à atténuer les conséquences de l'embargo russe ?
LAURENT GRANDIN : Durant l'été, Interfel et Restau'Co se sont mobilisés auprès des élus pour qu'ils tiennent compte de l'offre française. Les directeurs de restauration ne sont pas toujours décisionnaires. Les grossistes (90 % de l'approvisionnement de la RHD, marchés publics compris) ne peuvent pas obliger les collectivités à choisir tel ou tel produit. Ils peuvent seulement conseiller, recommander. La pression du prix pèse sur les collectivités compte tenu de leur situation budgétaire. Les grossistes proposent évidemment le produit national, mais quand la concurrence offre une qualité égale au produit standard français avec un prix parfois deux fois moins important, ils ne peuvent simplement pas l'imposer.
FLD HEBDO : Est-ce aussi pour des raisons budgétaires que des collectivités s'adressent au local au-delà d'une demande sociétale ?
L. G. : L'appel à la production locale pour approvisionner les cantines reste marginal, voire folklorique. Le problème est que l'on veut du bio et du local mais à budget constant. On pourrait s'interroger sur l'impact écologique de la multiplication des déplacements des producteurs approvisionnant les cantines. Il y a là une contradiction entre ce qui est voulu et la réalité du terrain. Les grossistes connaissent bien cette dernière : grâce à un investissement fort, ils sont à même d'organiser logistiquement et d'être prescripteurs pour une offre locale. Pourquoi vouloir réinventer, qui plus est avec de l'argent public, un système qui fonctionne ? N'oublions pas non plus que 50 % des f&l en RHD ne sont pas nationaux par nature : agrumes, bananes, ananas... On demanderait aux convives de faire une croix sur ces produits, ceci en contradiction avec les recommandations nutritionnelles du Groupement d'étude des marchés en restauration collective et de nutrition (GEMRCN) ?
FLD HEBDO : Et tout cela dans un contexte loin d'être favorable au produit français cette année...
L. G. : Le marché des fruits et légumes connaît une déstabilisation certaine accentuée pour deux raisons : structurelle et conjoncturelle. La première concerne les distorsions de concurrence entre producteurs européens, souvent à cause de décalages dans les coûts de main-d'œuvre, entraînant des différentiels de prix. Une mobilisation de la filière est nécessaire, tout comme une volonté de nos politiques. Veut-on maintenir la production française ou non ? Il faudra poser les problèmes dans le bon ordre. Les grossistes de marché ne veulent pas rencontrer les producteurs seulement quand ceux-ci ont des problèmes. Une vraie solidarité de filière doit voir le jour. La seconde est l'inadéquation de l'offre française à la demande. Voyez la pêche plate, les producteurs français n'y ont jamais cru. Elle est un succès qui profite à l'Espagne. 25 % des ventes des pêches plates se font en RHD. Et c'est pareil pour les raisins apyrènes : Centennial n'attire pas l'amont parce qu'il n'est pas à double fin (pas d'usage en viticulture) mais l'Italie augmente régulièrement les plantations de raisins sans pépin. Nous risquons de rater le coche des nouvelles demandes consommateur.
FLD HEBDO : Comment analysez-vous le développement du programme “Un fruit à la récré” en France ?
L. G. : Depuis plusieurs années, la France reçoit de l'Union européenne une enveloppe d'environ 12 M€ passée à 15 M€ cette année, pour mettre en œuvre le programme “Un fruit à la récré”. On pourrait avoir plus, le budget européen passe de 90 M€ à 150 M€, mais nous ne consommons qu'environ 15 % de cette subvention. Le programme s'est avéré jusque-là un échec total pour deux raisons : la complexité administrative qui a découragé de nombreuses collectivités et le fait que la France n'a pas abondé ce budget pris en charge à 50 % par l'Europe. Aujourd'hui, la Commission européenne a décidé de porter son intervention à 76 % pour la France et le nouveau texte laisse aux acteurs du commerce la possibilité de porter le projet. C'est une chance exceptionnelle pour la filière en général et pour les grossistes qui pourraient devenir l'interface technique dans la mise en œuvre du programme.
FLD HEBDO : Pourquoi êtes-vous inquiet sur ce dossier cette année ?
L. G. : La lecture faite par la France de ce texte exclut actuellement le commerce de l'équation. L'interprofession, appuyée dans sa démarche par Restau'Co – l'association de la restauration collective autogérée –, a multiplié les demandes auprès de l'administration, en vain. Peut-être entretient-elle encore une suspicion envers les acteurs du commerce. Pour ma part, il s'agit plus de l'expression d'une incapacité à évaluer les enjeux économiques et sociétaux liés à ce dossier. C'est un problème majeur : si une fois de plus la France n'utilise pas l'enveloppe européenne, sans mobilisation des professionnels, elle ne sera pas renouvelée en 2015. En tout état de cause, pour Interfel et Restau'Co dans un contexte de crise aggravée par les sanctions russes, il n'est pas question de laisser perdre cet argent.