La minceur : la forme et les formes

Pourquoi, plus on vit dans un monde d’abondance, l’obsession est-elle la minceur ? Parallèlement à la fin des famines (en Occident), la grande aventure du XXe siècle aura été celle de la maîtrise du corps. A l’heure où l’obésité devient un sujet de santé publique, jamais la question de la minceur n’aura été autant positivée. Pour bien comprendre la problématique actuelle, cette nouvelle frontière du “bien” et du “mal”, suivons le sociologue Yves Travaillot (1) dans son histoire de la minceur.
• 1960-1980 : la minceur-maigreur. Les transformations (sociales, culturelles, politiques) qui bouleversent la société française dans les années 60 ont pour conséquence un repli sur la sphère individuelle et un recentrage sur soi, sur le corps en particulier. Mai 68 parachève cette tendance par la revendication de la libération du corps, de la sexualité et par la volonté de vivre “autrement” : davantage de temps libre à accorder aux loisirs et au soin de sa personne. L’image emblématique de cette époque reste l’anglaise Twiggy (la brindille). La minceur, voire la minceur extrême, est valorisée dans le même moment où le corps commence à se dévoiler (mini-jupes, maillots de bain, corps nus...).
• 1980-1985 : la minceur-musclée. La maigreur a perdu de sa force de provocation... Dans la première moitié des années 80 commence une véritable “ère de la forme”. Le muscle est roi, le mouvement et l’endurance triomphent tandis que la vitalité apparaît comme la nouvelle valeur. La forme s’acquiert par l’effort, la volonté de se surpasser. Etre en forme, c’est être dynamique, actif, sûr de soi, tonique (cf. l’émission Gym Tonic de Véronique et Davina). Etre en forme, c’est concilier beauté et santé.
• 1985-1995 : la minceur avec des formes. Les années Sida viennent bouleverser cet idéal. La minceur devient suspecte. Les formes remplacent la forme. Le corps féminin retrouve ses rondeurs (publicité Aubade). Le plaisir remplace la volonté et l’acharnement à agir sur son corps. L’époque est marquée par la multiplication des découvertes dans les produits cosmétiques (principes actifs). Les recherches sur les tissus et vêtements permettent de sculpter les formes (aplatir le ventre...), ainsi que les appareils d’électrostimulation musculaire (musculation passive). La valorisation des formes... avec un moindre effort.
• Depuis les années 2000 : la santé est un capital. Le rapport à la santé est anxiogène. La bonne santé penche du côté de la prévention. Désormais être bien “dans sa peau” et afficher sa participation aux valeurs environnantes, c’est “faire attention” : bien manger, bien bouger et ne pas se laisser aller. La boulimie (le trop) et l’anorexie (le trop peu) sont reconnues comme des maladies. La maîtrise est valorisée. Prendre soin de son corps est équivalent à prendre soin de soi. La minceur est une composante, mais essentielle, d’un corps sain et d’une vie saine.
(1) Yves Travaillot, “L’impératif de la minceur comme norme corporelle”, Sociologie des pratiques d’entretien du corps, Paris, 1998.