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La Méditerranée, l'eau et la sécurité alimentaire

Les pourtours de la Méditerranée regroupent la plus grande part de la population mondiale préoccupée par la pénurie d'eau, en particulier à l'Est et au Sud. Face à la montée des instabilités politiques, sociales, dans les pays de la rive Sud, la question de l'eau et de la sécurité alimentaire est plus que jamais d'actualité.

MICHEL BRU : La situation en Méditerranée en matière d'eau est-elle vraiment préoccupante ?

GUILLAUME BENOIT : A l'échelle mondiale, 88 % de l'eau est utilisée pour l'alimentation. La question de l'eau est donc fondamentalement une question de sécurité alimentaire et vice versa. En Méditerranée, il y a une grande différence entre la rive Nord et la rive Sud. Au Nord, globalement, on a beaucoup d'eau, même si elle peut faire défaut l'été parce qu'il n'y a pas assez de stockage. Au Sud, la ressource est beaucoup plus limitée. On peut donner les chiffres : 90 % de la ressource en eau arrive au Nord, 10 % au Sud, pour une population équivalente. Au Sud, l'équivalent de l'ensemble des demandes en eau représente 105 % des ressources conventionnelles potentielles, tandis qu'au Nord on utilise 13 % de l'eau disponible. Se posent aussi des différences de situation au sein d'une même rive – l'Espagne, sur la rive Nord mais comparable au Sud – et même au sein d'un territoire. J'ai vécu quatre ans au Maroc et la situation sur la zone atlantique pluviale est très différente de celle des oasis sahariennes.

M. B. : Quelle est votre vision géopolitique de la question de l'eau ?

GUILLAUME BENOIT : Dans nos réflexions, on s'aperçoit qu'une des questions clés concerne l'interdépendance : plus personne ne peut réfléchir sa sécurité alimentaire individuellement. Les pays du Sud sont obligés d'acheter aux pays qui ont de l'eau pour assurer leur sécurité alimentaire. On assiste à un développement urbain non maîtrisé et en France, par exemple, on a perdu 300 000 ha de terres équipées pour l'irrigation en dix ans ! Il y a une certaine urgence, il faut que les urbains comprennent que le monde a changé et que la question agricole est une question centrale d'autant plus que la population mondiale va encore gagner un milliard d'habitants d'ici 2025. Enfin il y a une dernière interdépendance qu'il faut bien comprendre : celle entre l'amont et l'aval. Jusqu'à présent dans les pays de la rive Sud, on a mis la priorité sur les grands aménagements hydrauliques en oubliant un peu les montagnes. Avec pour conséquence pauvreté, érosion, et barrages qui se comblent à toute vitesse. La question de l'eau et de la sécurité alimentaire, c'est donc être plus intelligent, chacun à son niveau dans son rôle et son territoire mais également au niveau plus global entre la ville et la campagne, entre l'amont et l'aval, et entre les pays pauvres et les pays riches en eau.

M. B. : Sur quoi doit porter la réflexion ?

MILAGROS COUCHOUD : Je n'apporte pas de solution, mais je voudrais souligner ce qui nous manque pour répondre à ce défi. En premier lieu, nous avons besoin de données réelles sur les ressources en eau des pays et leurs productions. Ensuite, il faut mettre en place ou modifier la législation des pays méditerranéens. Les Etats doivent planifier ensemble au niveau national un plan pour l'eau, pour l'agriculture et pour l'énergie. Parce que souvent il n'y a pas de rapport entre ces plans nationaux. Autre point très important : les processus de modernisation, de changement des systèmes de production et d'irrigation, qui sont fondamentaux en Méditerranée. Pour finir, la coopération, la coordination, le regroupement au niveau local peuvent être une solution. L'expérience des communautés d'irrigants permet d'aborder et d'améliorer toutes ces questions de modernisation, de formation, de coalition, qui sont difficiles au niveau individuel.

M. B. : Quelle est la situation en Tunisie, pays où est né le printemps arabe ?

ABDELKADER HAMDANE : Le printemps arabe est né face à la pression constante de la facture alimentaire. Il faut dire que, même à l'échelle mondiale, la Tunisie est un pays extrêmement pauvre en eau, qui vit grâce à une triade : les cultures irriguées, l'agriculture pluviale, et enfin l'eau virtuelle, c'est-à-dire cette eau “importée” représentée par les échanges alimentaires entre pays. Le vrai problème de la Tunisie est de savoir comment importer. Les prix alimentaires mondiaux sont en train de flamber, les organisations internationales sont préoccupées. Nous avons tout de même des stratégies de production. Pour valoriser l'eau dont elle dispose, la Tunisie, qui consacre 80 % de ses ressources pour l'irrigation, a misé sur des productions à haute valeur ajoutée, ce qui permet d'acheter les denrées de base. Une partie de nos ressources en eau dans le Sud de la Tunisie est fossile, non renouvelables. Il faut donc cultiver des produits très nobles avec cette eau, comme les dattes ou les pêches. En outre, nous essayons de développer au Sud l'utilisation de la géothermie pour la production de légumes de contre-saison. Au niveau de l'agriculture pluviale, nous serons toujours dépendants : nous produisons 60 % de nos besoins en céréales lors d'une année pluvieuse contre seulement 16 % lors d'une sécheresse. La Tunisie s'est engagée dans des réformes très importantes en termes de lutte contre le gaspillage d'eau et aujourd'hui 80 % des exploitations agricoles disposent de systèmes d'irrigation économes en eau. Mais il faut continuer à responsabiliser les paysans. Des associations d'usagers ont été développées, comme des syndicats d'irrigants. La tarification de l'eau est un problème : il faut que l'eau ait une valeur pour les paysans et cette gratuité de l'eau ou à un prix très bas n'agit pas dans le bon sens.

M. B. : Les grandes structures comme à Agadir continueront-elles à fonctionner ?

GUILLAUME BENOIT : La région d'Agadir et de la plaine du Souss sont emblématiques de la surexploitation de l'eau en Méditerranée tout en étant très dynamiques au niveau agricole. Ceci dit, ce dynamisme ne s'est exercé que dans la zone de plaine irriguée, surexploitée, tandis que l'essentiel des ruraux vit autour, dans les montagnes et zones arides. On note un développement économique et humain très intéressant avec une prise de conscience quant à la réduction de la nappe phréatique. Les élus de la région, tous les agriculteurs, groupes d'agriculteurs, syndicats et ministères de l'Eau et de l'Agriculture ont signé une convention-cadre pour mieux gérer la nappe et l'agriculture pluviale, qui est pratiquée par l'essentiel de la population agricole. Il y a un travail important avec la recherche et la région du Souss aide les acteurs à trouver des bonnes solutions techniques.

M. B. : Quelles solutions ont été mises en place en Espagne ?

MILAGROS COUCHOUD : En Espagne, 14 % de la surface agricole est irriguée et produit 60 % des volumes. C'est pour cela qu'on a fait beaucoup d'efforts pour irriguer les terres sèches. Des communautés d'irrigants ont été mises en place. On utilise le transfert d'eau, la dessalinisation. Dans la région de Murcie, 100 % de l'eau est réutilisée, on ne perd pas une goutte. Mais il est nécessaire de mettre en place une législation très spécifique et stricte concernant la qualité, sinon cela peut engendrer un problème de sécurité sanitaire. Il y a des régions où la nappe est fossile. L'intrusion marine nous oblige à dessaliniser l'eau souterraine. La dessalinisation, c'est la solution finale. Il n'y a pas d'autre possibilité que la mer pour trouver de l'eau. Mais ce n'est pas l'unique solution. En Espagne, au Maroc et dans beaucoup de pays, on utilise pour irriguer ce qu'on appelle les “cocktails de l'eau”, c'est-à-dire un mélange d'eaux de différentes origines : eau dessalée, eau traitée réutilisée, eau de la nappe…

M. B. : La dessalinisation est-elle une solution d'avenir ?

ABDELKADER HAMDANE : On va y venir un jour, c'est certain, mais je préférerais ne pas utiliser la dessalinisation. On gaspille beaucoup de ressources et ce n'est pas la peine d'en rajouter avec un gaspillage économique.

GUILLAUME BENOIT : La dessalinisation est encore très mineure mais prend de l'ampleur. Il y a des pays comme l'Espagne ou le Maroc qui ont commencé à faire de la dessalinisation pour l'agriculture mais il faut produire des cultures à très haute valeur ajoutée pour justifier les coûts. D'autres solutions existent, la réutilisation des eaux par exemple, avec les eaux de drainage, les eaux urbaines... Il y a des pays qui ont fait beaucoup de progrès, comme Israël. On peut apprendre chacun des autres.

M. B. : La situation en Méditerranée n'est donc pas désespérée ?

Milagros Couchoud : « La dessalinisation, c'est la solution finale. Il n'y a pas d'autre possibilité pour trouver de l'eau. »

MILAGROS COUCHOUD : Je suis optimiste pour l'avenir de la Méditerranée. Certes c'est une région où l'eau manque, mais il y a un climat très favorable à la production et des connaissances millénaires. On l'a vu, il y a eu des progrès. En Espagne, on est passé de 80 % de l'eau employée pour l'agriculture à 60 % en dix ans, c'est vraiment une économie incroyable ! Mais il y a des choses à faire : adopter toutes les nouvelles technologies, convaincre la société, changer la mentalité des gens. Ceci vaut aussi pour le gaspillage alimentaire.

RENDEZ-VOUS

Le 2e Forum méditerranéen de l'eau se tiendra du 24 au 26 novembre 2014 en Murcie (Espagne). Il permettra de revenir sur les questions spécifiques de la région concernant l'eau mais aussi de préparer la Méditerranée pour la participation au 7e Forum mondial de l'eau, qui aura lieu à Daegu Gyeongbuk (Corée du Sud) du 12 au 17 avril 2015.

Cet article est un résumé de la conférence de Medfel 2014 qui s'est tenue le 15 mai. Les intervenants étaient Guillaume Benoit (1), président du Groupe “Eau et Sécurité Alimentaire” du partenariat français pour l'eau et membre du CGAAER, Milagros Couchoud (2), présidente de l'Institut méditerranéen de l'eau, et Abdelkader Hamdane (3), ancien directeur général du Génie rural et de l'Exploitation des eaux au ministère de l'Agriculture de Tunisie et conseiller auprès de l'Institut national agronomique de Tunis. La table ronde était animée par Michel Bru (Réussir Fruits & Légumes).

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