Des cocktails de levures pour gagner en complexité
Le multi-levurage à l’aide de Saccharomyces cerevisiae sélectionnées interpelle certains vignerons. Si le pari reste risqué pour les uns, le gain technique et aromatique en vaut la chandelle pour les autres.
Le multi-levurage à l’aide de Saccharomyces cerevisiae sélectionnées interpelle certains vignerons. Si le pari reste risqué pour les uns, le gain technique et aromatique en vaut la chandelle pour les autres.
« Des vins plus identitaires », « un mélange de saveurs », les qualificatifs ne manquent pas pour évoquer les bienfaits du multi-levurage. Et dans les chais, quelques vignerons emploient d’ores et déjà des cocktails de Saccharomyces cerevisiae indigènes. Mais qui dit biodiversité levurienne ne dit pas fermentation spontanée pour autant. « Quand nous avons entamé cette démarche en 2011, nous voulions utiliser nos propres souches de levures, pour des questions philosophiques. En revanche, hors de question de travailler en spontanée car il y avait trop de risques de Bretts », résume Marie Laroze, maître de chai au château de Pibarnon, dans le Var. Elle s’est alors tournée vers Patrice Daniel, cofondateur de la société Biocéane, qui travaille avec l’œnologue Antoine Pouponneau sur la sélection de levures indigènes. Ensemble, ils accompagnent les vignerons qui le souhaitent vers le multi-levurage. L’idéal étant d’opter pour un mélange de 5 à 6 levures, selon Pierre Clément, au domaine de Chatenoy à Menetou-Salon. Le travail avec Biocéane lui a permis de sélectionner une vingtaine de Saccharomyces cerevisiae dans ses vignes. « Après avoir dégusté les résultats des microvinifications, nous avons pour le moment retenu quatre souches différentes pour ensemencer en cocktail », explique-t-il. Et les résultats aromatiques sont satisfaisants pour le vigneron, qui relève davantage de complexité sur ses vins. Idem pour Marie Laroze, après six millésimes la vinificatrice s’avoue pleinement convaincue par le multi-levurage. « Chaque année, nous comparons cet itinéraire à un travail classique à l’aide de levures commerciales sur certains rosés. Dans tous les cas, les vins obtenus sont plus complexes et plus gras », assure-t-elle. La technique fait également ses preuves de l’autre côté de l'Atlantique, comme en témoignent les résultats observés par Vivelys en Amérique du Sud. « L’un des domaines que nous suivions là-bas a relevé des notes que nous n’avions jamais rencontrées sur viognier, telles que la fleur de lys », observe Jean-François Gilis, responsable microbiologies et biotechnologies chez Vivelys.
« De meilleures cinétiques fermentaires qu’avec des souches pures »
La sélection de cocktails indigènes permet d’exploiter des souches de levures présentant un intérêt aromatique mais ne répondant pas aux critères de sélection des LSA, selon Jean-François Gilis. « La production de vinylphénols (NDLR : arômes de gouache, de caoutchouc ou d’épices) par les levures est généralement considérée comme un défaut. Toutefois, il arrive que des producteurs recherchent cette caractéristique, conférant des notes de clou de girofle à leurs vins rouges », note le microbiologiste. Et si dans certains cas, le résultat s’accompagne d’un contre-pied technique, comme une production de mousse plus importante, « le gain organoleptique peut quand même valoir le coup », souligne-t-il. Cependant, l’aspect aromatique n’est pas le seul avantage pointé par les professionnels, loin s’en faut. Ils évoquent aussi un meilleur pouvoir fermentaire, dû à la présence de plusieurs souches. Sur le terrain, Marie Laroze observe d’ailleurs de « meilleures cinétiques qu’avec des souches pures. » Néanmoins, le déroulé des FA demeure très aléatoire. S’il arrive que les levures cohabitent jusqu’à la fin, il se peut aussi que l’une d’entre elle prenne le dessus sur les autres.
Un ensemencement rapide à l’aide de pieds de cuve
Côté pratique, l’approche diffère d’une firme à l’autre. Si Biocéane propose de conserver le pool de levures sélectionnées pour chaque domaine, Vivelys préfère accompagner les vignerons pour leur permettre de réaliser eux-mêmes la sélection des souches du millésime d’année en année. Quelle que soit la méthode, le prélèvement de souches au vignoble constitue un préalable indispensable. « Nous récupérons 150 à 200 grappes par parcelle, avec une moyenne de 1 à 3 types de Saccharomyces cerevisiae par grappe », indique Jean-François Gilis. Afin de mettre en application le savoir-faire de Vivelys et multiplier les levures récoltées au vignoble, les vignerons doivent ensuite s’équiper de petits fermenteurs. Pour un volume vinifié aux alentours de 1 000 hectolitres (hl), l’expert oriente vers un équipement de 0,5 à 1 hl. Reste ensuite à tester les cocktails sélectionnés, soit environ une dizaine par millésime. Ces microvinifications doivent être réalisées 15 jours à 3 semaines avant les vendanges pour éliminer les lots présentant des défauts évidents (réduction, volatile…) « Les vignerons retiennent en général 1 à 2 cocktails par campagne », explique-t-il. Les levures peuvent enfin être multipliées au besoin à l’aide du fermenteur. Et pour bien maîtriser le levurage, Jean-François Gilis recommande de préparer son pied de cuve à l’aide de jus, blanc dans l’idéal, bien décanté.
Du côté de Biocéane en revanche, le cocktail employé pour le levurage reste identique d’une année sur l’autre. Les souches d’intérêt prélevées au vignoble sont testées seules, et en cocktails, au sein du laboratoire. Une fois les assemblages de levures les plus intéressants sélectionnés, les souches sont conservées sur place. « Les vignerons doivent nous faire leurs demandes avant les vinifications et nous leur fournissons la quantité de levain adéquate, sous forme de crème », précise Patrice Daniel. Ces crèmes de levures peuvent ensuite se conserver dans un frigo classique, à 4 ou 5 °C pendant quatre mois. « Un litre permet de levurer deux fois 100 hectolitres, les vignerons doivent calculer le volume de leur pied de cuve au prorata », ajoute Antoine Pouponneau. Pour une implantation réussie, il préconise d’ensemencer rapidement, sur un moût entre 12 et 15 °C, avec un delta de température entre le pied de cuve et le moût inférieur à 10 °C. Une fois cette opération réalisée, il ne reste plus qu’à laisser les FA suivre leur cours. « Même si la méthode est très intéressante, il faut tout de même avoir les moyens, car les crèmes de levures coûtent plus cher que des LSA premium », nuance Marie Laroze. Et à cela s’ajoute le coût de la sélection réalisée par Biocéane, soit près de 4 000 euros par parcelle. Pour bénéficier de l’accompagnement de Vivelys il faut plutôt compter 6 000 à 7 000 euros par millésime. La société recommande d’ailleurs aux vignerons intéressés de se regrouper pour partager l’achat de certains matériels, tels que les microscopes.
Des LSA en cultures mixtes de Saccharomyces cerevisiae
Pour les vignerons réticents face aux levures indigènes, des cocktails de levures sont disponibles dans le commerce, sous forme de LSA (levures sèches actives). C’est le cas de la gamme Alchemy, produite par Œnobrands. Celle-ci comporte quatre cultures mixtes de Saccharomyces cerevisiae commercialisées entre 45 et 50 euros le kilo.
« Une pratique risquée pour un gain aromatique marginal »
« L’utilisation de cocktails de Saccharomyces cerevisiae se répand dans les chais mais c’est une pratique très risquée. En co-inoculation, une des souches finit généralement par prendre le dessus, ce qui perd de l’intérêt. Et lorsque l’on opte pour une inoculation séquentielle, la deuxième souche que l’on cherche à implanter va arriver dans un milieu déjà très chargé en levures et en éthanol. Cela rend son développement très difficile, voire impossible. Les vignerons ne doivent pas s’attendre à une réussite systématique. Quant à l’impact aromatique, il reste très marginal. Car si les levures sont en milieu hostile, elles vont dépenser leurs ressources métaboliques pour multiplier de la biomasse et non pour produire des arômes. »
(((Morvan Coarer)))