Régulation des volumes viticoles, une question de survie ?
BIC, VIP2C, volume régulateur, réserve climatique. Partout ou presque les opérateurs de la filière vitivinicole, assez créatifs en la matière, ont mis en place des outils de régulation pour tenter de dompter des marchés volatils et de limiter les effets des caprices de la nature.


Malgré une récolte hexagonale 2024 historiquement basse, le marché ne frémit toujours pas et la filière retient son souffle. « Si demain on fait une récolte pleine, on est mal… », craint Gérard Bancillon, président de la confédération des vins IGP. Si jusqu’ici seuls les vins rouges semblaient concernés par le marasme, les producteurs de blanc sont sur le qui-vive, « même le champagne n’est pas tranquille », estime Bernard Farges, président du Cniv.
Face à cela, depuis trois ans, les vignobles ont imaginé des systèmes de régulation plus pointus que la traditionnelle réserve interprofessionnelle ou le VCI (Volume complémentaire individuel), sans pour autant faire des usines à gaz, et en restant compatibles avec les réglementations française et européenne. Un exercice périlleux. « Convaincre l’administration demande un peu de salive », précise Jacques Gravegeal, président des producteurs de vins de pays d’oc IGP, avec son accent taquin.
Des outils pour pallier les limites de l’assurance-récolte
Le gel de 2021 a déclenché la création d’outils dans plusieurs vignobles pour permettre la mise en réserve de volumes et leur commercialisation différée les années de pénurie. Une façon aussi de répondre au désamour des vignerons pour le système assurantiel traditionnel « à cause de la moyenne olympique qui ne répond plus aux besoins actuels », regrette Bernard Farges. Le président du Cniv est formel : les outils de régulation n’ont pas vocation à se substituer à l’assurance-récolte, « les deux systèmes sont complémentaires ».
Des dispositifs qui peuvent être individuels ou collectifs
L’autre objectif est de rapprocher au plus près les volumes mis sur le marché des besoins de ce dernier. Dans cette optique, Jacques Gravegeal a créé le BIC (Besoin individuel de commercialisation). Le rendement autorisé correspond à la moyenne des trois meilleures années commerciales sur les cinq dernières. « On a fait notre propre moyenne olympique pour ne pas pénaliser ceux qui vendent bien », résume-t-il. Pour les JA et autres nouveaux venus qui n’ont pas encore les cinq ans de référence, le quota de base est appliqué. « C’est un bon système, efficace et responsable, même s’il a sûrement besoin d’être perfectionné. L’IGP méditerranée a copié notre système avec quelques nuances », poursuit le président.
Pour compléter cet outil, les vignerons de pays d’oc peuvent abonder les années généreuses à une réserve climatique, à hauteur de 15 % maximum. Cette réserve peut être utilisée l’année suivante par le producteur en cas de manque de récolte. Le chiffre de 15 % ne doit rien au hasard puisqu’il permet de respecter la règle du 85/15. Cette réserve est glissante et doit être agréée (après dégustation) pour éviter tout dérapage qualitatif.
Les AOC aussi se mettent à ces outils de régulation
Pas épargnées par la crise, les AOC ont emboîté le pas. Les côtes-du-rhone ont lancé une première mouture en 2022, très volontariste et contraignante : le blocage de 20 % de la récolte pour tous les opérateurs sur des rendements déjà drastiquement baissés (41 hl/ha les côtes-du-rhône et 38 hl/ha pour les villages). Les volumes étaient libérables en mai, seulement pour ceux qui avaient des marchés en face. Les règles ont évolué à partir du millésime 2024, pour aller vers un système plus individualisé. Désormais, le volume bloqué (dans la limite de 20 % de la récolte) correspond au volume produit au-delà de la moyenne des sorties de chais des trois dernières campagnes. Par ailleurs, le blocage ne s’applique pas aux nouveaux arrivants qui n’ont pas trois ans de référence.
Dès que les sorties de chais des opérateurs dépassent cette moyenne, le volume est débloqué de façon automatique (un nouveau contrat vrac ou un conditionnement débloquent cette réserve même si le volume n’est pas physiquement sorti du chai). Les volumes non débloqués à décembre 2025 devront être déclassés (vins sans IG) ou détruits. Pour l’heure, difficile d’évaluer l’impact. Avec le millésime 2024 déficitaire, les volumes bloqués avoisinent seulement les 18 000 hectolitres en côtes-du-rhône et autant en villages.
À Bordeaux, le CIVB (Conseil interprofessionnel du vin de Bordeaux) a mis en place un volume régulateur (10 hl/ha), en plus du volume revendicable (50 hl/ha). Il n’est pas déclaré en AOC dans un premier temps pour ne pas peser sur le marché. « L’outil est en place mais les faibles récoltes ne nous ont pas permis réellement de nous en servir », précise Christophe Château, directeur de la communication des vins de Bordeaux. La libération est ici collective, sauf cas exceptionnel (vente d’un domaine par exemple). Il doit être remplacé et distillé s’il n’est pas libéré.
En complément de la distillation et l’arrachage
Ces outils arrivent après la mise en place d’autres stratégies, plus expéditives, de limitation des volumes de production et notamment la campagne d’arrachage primée. « On a fait 27 000 hectares là où il aurait fallu faire 100 000, regrette néanmoins Gérard Bancillon. 4 000 euros par hectare, ce n’est pas assez incitatif. Le commissaire européen a évoqué un report à treize ans du délai des droits de replantation, ça peut être une solution. »
À Bordeaux, on se réjouit des effets de l’arrachage qui flirte avec les 13 000 hectares. Le vignoble est passé de 103 000 hectares en 2023 à 95 000 en 2024 et moins de 90 000 à la prochaine récolte. À Cognac, dans la tempête depuis la hausse des taxes chinoises, la campagne d’arrachage primée n’a pas très bien marché. En revanche, le BNIC (Bureau national interprofessionnel du cognac) a décidé de miser sur l’arrachage temporaire, en plus d’une baisse significative des rendements (14,73 hectolitres d’alcool pur par hectare en 2022, 10,5 en 2023, 8,64 en 2024 et 7,65 en 2025 !). François-Gaël Lataste, directeur du pôle économique, explique : « on ne peut pas baisser indéfiniment les rendements sans mettre en péril l’équilibre des exploitations, il faut trouver un système flexible ». En l’occurrence, chaque producteur qui s’engage dans l’arrachage temporaire (sans prime) pourra augmenter son rendement, dans la limite toutefois de 12 hectolitres AP par hectare.
La mesure a été validée par l’Inao trop tardivement pour porter ses fruits dès cette campagne. Les réunions d’information ont été plutôt positives même si ce système n’est pas adapté à tous, notamment aux vignerons proches de la retraite puisque les droits de plantation ne sont pas cessibles. « Nous devons envisager d’autres mesures pour compléter le dispositif », conclut le directeur.
Les secrets de la méthode champenoise
Souvent copiée, jamais égalée… C’est un peu le slogan que l’on pourrait accoler à la méthode champenoise en matière de régulation des marchés, régulièrement citée en exemple par les dirigeants des autres vignobles.Cette volonté ancienne (les prémices remontent à 1938) et permanente de la filière repose sur un préalable avantageux : « une seule AOC, un seul produit, ça facilite grandement cette gestion, rappelle avec modestie, Xavier Rinville, le Monsieur régulation de l’interprofession. Ici, c’est AOC ou distillation ».
Sur le papier, le principe est simple, produire un volume adapté aux attentes du marché et placer le collectif au-dessus des intérêts individuels, ce qui évidemment, n’est pas le dernier des exploits. « On a 340 négociants qui ont 10 % du foncier mais 70 % des expéditions et 21 000 vignerons qui ont 90 % du foncier et seulement 30 % des expéditions. C’est un déséquilibre fondamental, il y a obligation de s’entendre, de prendre des décisions consensuelles », résume le directeur régulation.
Une maîtrise parfaite des données économiques
La réussite passe par une maîtrise parfaite des données économiques (foncier, production, stock, etc.). Il faut rappeler ici que la Champagne gère le CVI à la place des douanes, par délégation de service public, ce qui lui permet d’avoir une vision très précise de la situation.
Concrètement, comment cela se passe-t-il ? En juillet, le CIVC décide du volume commercialisable (ajustable jusqu’à septembre en cas d’événement particulier). Cette décision est prise selon des études prospectives qui analysent le marché à horizon… sept ans !
En 2024, le volume commercialisable a été fixé à 10 000 kg par hectare, sachant que le rendement butoir s’élève à 15 500 kg par hectare. Les producteurs ont accès à un dispositif de réserve « d’abord ponctuel, il est devenu un outil régulier. Il s’élève désormais à 10 000 kg/ha, donc environ une année de potentiel », complète Xavier Rinville. Demain, si un exploitant produit 14 000 kg pour un rendement autorisé de 10 000, il peut mettre 4 000 kg en réserve.
Le ciment de cet édifice, c’est la bonne entente entre les deux familles et le système de contractualisation généralisé. Le négoce est obligé de s’occuper de la réserve de son fournisseur et de la lui acheter quand la sortie est décidée par l’interprofession. « La gestion est parfois complexe quand le vigneron a plusieurs clients négociants et plusieurs années de mise en réserve », soulève Xavier Rinville. À noter que cette réserve reste en vin clair, non embouteillé, pour ne pas peser sur le marché.
Une strate de plus ajoutée en 2022
Les sorties de réserve sont décidées par l’interprofession collectivement, ce qui évite la tentation de la spéculation. Les producteurs peuvent néanmoins obtenir des libérations de réserve individuelles en cas d’insuffisance de récolte pour aléas climatiques.
Les Champenois ont ajouté en 2022 une nouvelle « strate » à leur dispositif : la sortie différée de réserve. En cas de coup dur, quand les quantités de vendange plus le déblocage de réserve s’avèrent insuffisants pour atteindre le rendement commercialisable, un producteur obtient un « crédit de réserve » à hauteur du manque constaté mobilisable en trois ans. Un système très apprécié lors de l’éprouvante récolte 2024.
Ce système a tout de même deux limites principales : le coût de fonctionnement du dispositif qui est assumé car le champagne est un produit valorisé, et la nécessité d’avoir une production agronomique suffisante pour constituer des réserves significatives, ce qui avec le changement climatique devient de plus en plus compliqué pour bon nombre de vignobles…
Peu d’alternatives lucratives
Les distillations de crise ont permis de faire disparaître plus de 4 millions d’hectolitres. « Mais aujourd’hui on n’a plus les moyens », assure Bernard Farges. Et les autres portes de sortie ne sont guère reluisantes. « On peut désormais envoyer les volumes invendables (pour raison qualitative ou commerciale) vers la biocarburation. C’est 25 ou 30 euros l’hectolitre, ça rembourse juste les frais de vinification », soupire Gérard Bancillon.
Les ventes en jus de fruits, un marché que le Cognac connaît bien, sont peu rémunératrices et ne concernent que les volumes produits au-delà du rendement autorisé. Le BNIC fonde plus d’espoir sur la production de vin de base mousseux. Et pour désamorcer les inquiétudes des bassins voisins, François-Gaël Lataste précise : « nous serons plutôt en concurrence avec la Mancha ou les Pouilles qu’avec les vignobles français ». Il faut attendre la déclaration d’affectation en juillet pour savoir si les viticulteurs s’orienteront massivement vers cette solution.
Il y a urgence à trouver des solutions adaptées à l’heure où des prix indécents (50 ou 60 euros l’hectolitre) sont proposés. À ce titre, la filière vin se rapproche des autres productions agricoles au sujet de l’application de la loi Egalim. « Mais en viticulture, on ne peut pas toujours se constituer en OP (Organisation de producteurs) comme pour le lait par exemple, les textes n’existent pas", regrette Bernard Farges. Les appellations sont intéressées, surtout les régionales. On y travaille avec le ministère, la FNSEA, les interprofessions, etc. Tout le monde peut comprendre que les viticulteurs ne peuvent pas vendre à perte, qu’il leur faut une marge ! »
Jacques Gravegeal imagine une solution plus conquérante. « On importe 2,4 millions d’hectolitres de rosé, notamment d’Espagne, rappelle-t-il. On peut les produire en France sans problème. Dans le pays d’oc, on peut faire 1 million d’hectolitres de plus ! »