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Face à la crise
Comment garder le moral

Psychologues, éleveurs, conseillers... sont unanimes: faire partie d'un collectif (groupe, Cuma...) est un amortisseur de crise et aide à mieux vivre le métier d'éleveur dans cette période difficile.

Par rapport à 2009, qui avait été très brutale mais brève, la crise actuelle est plus difficile à vivre par sa durée et l'absence de visibilité sur son issue. "En Ille-et-Vilaine et dans le Morbihan, le prix d'équilibre moyen s'élève à 367 euros/1000 l pour les clôtures 1er semestre 2015 (sur la base des prélèvements privés réels)", chiffre Luc Mangelinck, du CerFrance Brocéliande. La conjonction de la baisse des prix du lait et de la viande, le rabottage des aides PAC, et des charges qui demeurent élevées, alimentent la crise et créent un climat anxiogène. "En Basse-Normandie, le résultat courant des exploitations spécialisées lait dont les clôtures s'échelonnent d'avril à septembre 2015, ne dépasse pas 9 700 E/UTAF (19 150 euros à la même période l'année précédente). Et la baisse va s'accentuer sur les clôtures à venir", souligne Baptiste Fos, du CerFrance du Calvados.

La crise exacerbe les situations de mal-être. "Ce qui est inquiétant, c'est la chronicité des crises, souligne François-Régis Lenoir, agriculteur et docteur en psychologie sociale. Après une crise, on peut rebondir. Mais quand des crises s'enchaînent, c'est générateur de stress et c'est épuisant psychiquement. Et c'est d'autant plus vrai que les éleveurs manquent de perspectives. Qu'y a t-il au bout de la crise ? À quoi mèneront leurs efforts pour la surmonter ? La perspective de la hausse de la demande mondiale à moyen terme, c'est insuffisant, c'est trop lointain. Et va-t-on vraiment en profiter ?"

Le découragement et le repli sur soi sont des signes préoccupants

François-Régis Lenoir précise les signes de burn-out. "Le burn-out trouve sa source dans le sentiment d'un manque de sens de son métier, d'un manque de reconnaissance et d'injustice. Quand les éleveurs font beaucoup d'heures et qu'ils n'ont pas de retour positif de leur travail, les accusations de la société sont d'autant plus dures à recevoir. La situation devient inquiétante quand une personne passe d'une posture combative à la résignation et au repli sur soi."

Les chiffres du suicide pour les années 2007 à 2009 montrent une surmortalité chez les exploitants agricoles par rapport aux autres catégories socio-professionnelles (417 hommes et 68 femmes), notamment chez les hommes de 45 à 64 ans et dans les filières d'élevage bovin lait et bovin viande, et grandes cultures (enquête de l'Institut national de veille sanitaire).

Les facteurs de risque sont les difficultés économiques, mais aussi l'isolement géographique et social, les conflits avec la famille et les voisins, et la surcharge de travail. "Les éleveurs sont une population agricole à risque de par le temps de l'astreinte. Trouver les moyens de se libérer du temps pour souffler et s'aérer l'esprit peut parfois suffire à se sentir mieux", pointe Céline Marec, de Trame.

Renouer des liens sociaux

Pour retrouver sérénité et bien-être, plusieurs leviers ressortent. "Nouer des liens sociaux, via ses enfants et leur école, par exemple", cite Céline Marec. Ou par le sport, ou l'engagement dans la vie publique. L'intérêt est aussi de renouer des liens entre le monde agricole et les autres citoyens, avec la recherche de reconnaissance. "Dans chaque village, il devrait y avoir des fermes qui s'ouvrent au public pour parler du métier", commente François-Régis Lenoir.

Faire partie d'un collectif est LE levier cité par les conseillers et éleveurs contactés, que ce soit les groupes de développement, sa Cuma... "Déjà on se sent moins seul ! Les collèguent traversent les mêmes difficultés, témoigne un éleveur de l'Aveyron lors des journées énergisantes du BTPL. Pouvoir les exprimer, partager son vécu et la façon dont la crise est ressentie, ça aide à avancer et à dédramatiser la situation."

Se libérer du temps et prendre du recul

"Là où il y a de la solidarité, du partage et de l'entraide, les exploitations résistent mieux aux crises. Le collectif (Cuma, groupement d'employeurs, assolement en commun...) est un amortisseur de charges qui permet de récupérer une partie de la valeur ajoutée. Et il maintient du lien social", pointe François-Régis Lenoir.

Il faut pouvoir se libérer du temps pour sa vie privée, et bien la séparer du temps professionnel. "Quand on ne prend pas assez de temps pour soi, on a du mal à sortir de sa ferme, se former pour développer de nouvelles compétences, et prendre du recul... surtout quand ça va mal. Les céréaliers ont franchi le pas plus facilement que les éleveurs, grâce à un pouvoir économique supérieur. Les éleveurs pourront y parvenir, grâce au collectif : emploi partagé, banque de travail...", insiste François-Régis Lenoir.

Partager des compétences pour maîtriser son destin

Une difficulté est la démultiplication des compétences que doit avoir le chef d'exploitation. "On doit pouvoir déléguer à des spécialistes qui ont une compétence plus développée. Et encore une fois, on peut partager son coût à plusieurs", selon François-Régis Lenoir.

"Enfin, pour donner des perspectives, il faut entretenir ou créer des dynamiques de territoire, et chercher une meilleure répartition de la valeur ajoutée au sein des filières. Les organisations de producteurs sont une forme de collectif qui doit peser davantage dans l'économie, et aller chercher de la valeur ajoutée à ramener dans les élevages."

Attention à la surcharge de travail !

Repérer et accompagner les plus fragiles

La MSA a mis en place un plan de prévention des suicides depuis 2011, avec notamment des cellules pluridisciplinaires, pour aider les personnes repérées. "Fin 2014, plus de 1000 signalements de personnes en détresse ont été recensés. Un tiers des cas étaient à risque suicidaire élevé, et 22% étaient des salariés agricoles." Le service téléphonique Agri-écoute (09 69 39 29 19), mis en place fin 2014, a reçu plus de 1 200 appels en 2015.

La MSA développe son réseau de sentinelles pour mieux repérer les personnes en détresse. Elle développe aussi la prévention, avec la constitution de groupes d'échanges entre éleveurs en difficulté. Plusieurs caisses ont organisé des pièces de théâtre, suivies de débats pour faire parler les agriculteurs entre eux.

Les groupes féminins agissent pour le mieux-être

"Le thème du bien-être en agriculture est très peu abordé dans les formations. Il a été développé ces dernières années, par les groupes féminins, avec des actions de sensibilisation. Les femmes sont moins touchées par le suicide, mais elles côtoient des hommes qui vont mal. Elles ont décidé d'agir, pour aider les hommes à libérer leur parole et à trouver des solutions", détaille Céline Marec, de Trame.

L'association Dfam03 (Développement féminin agricole moderne de l'Allier) a diffusé un petit film "Mal de terre" et un livret de 90 pages qui répertorie et témoigne des sources de stress et des ressources pour y faire face.

Conférences, formations, écoutes

Les agricultrices de Dfam03 se sont formées à l'écoute, pour pouvoir repérer et orienter les personnes en situation de souffrance morale. En 2015, l'association a lancé l'action "Cap mieux-être", avec des conférences organisées à l'échelle nationale, et la diffusion d'un fascicule de 24 pages, et du DVD de Pierrette Desrosiers, psychologue québecquoise.

Pour 2016, les groupes féminins et Trame continuent leur travail pour sensibiliser le plus grand nombre. "Nous organiserons une journée bien être à l'automne, sur l'équilibre vie personnelle et vie professionnelle. Un autre groupe s'est constitué sur l'amélioration des relations employeur-salarié. Les groupes de Seine-Maritime et de l'Allier cherchent à mettre en place une formation avec Jean-François Matthieu, un éleveur pratiquant la programmation neuro-linguistique (PNL). C'est un gros travail, qu'il mène avec huit ou neuf personnes, sur trois ou quatre jours, pour les aider à définir leur projet de vie", cite Céline Marec.

"Le bonheur, ça se cultive"

"Le bonheur est le degré selon lequel une personne évalue positivement la qualité de sa vie dans son ensemble. Quels sont les facteurs qui déterminent notre degré de bonheur ? Deux facteurs ont un impact majeur sur notre bonheur. Le premier est le pardon. Comment être vraiment heureux si l'on est rempli de colère et de rancune ? A chacun de décider s'il souhaite ou non entretenir ces sentiments négatifs. Le second est la gratitude, apprécier ce que l'on a déjà. C'est un ingrédient essentiel au bonheur, qui se pratique au jour le jour. C'est le seul processus à même de lutter contre le phénomène d'habituation. Chaque soir, recensez cinq choses pour lesquelles vous vous êtes sentis content lors de la journée."

Pierrette Desrosiers, psychologue du travail

La formation en groupe a aussi un rôle social

Au Ceta35. "En plus de la dimension formation et développement des compétences, se former en groupe amène une dimension sociale. Au Ceta35 (45 groupes de 10-15 agriculteurs), l'adhésion implique neuf jours de formation minimum par an, et deux jours de formation sur des sujets plus pointus en inter-groupes. Chaque groupe se retrouve environ tous les mois, sur des thèmes économiques et des thèmes généraux. Une vie de groupe s'installe. On les pousse à avoir des projets structurants, avec plan d'actions et expérimentations. Certains ont été titularisés projet AEP (agriculture écologiquement performante) ou GIEE", détaille Antoine Touchais, président du Ceta35. "Quand le groupe fonctionne bien, la confiance s'installe, les éleveurs se livrent plus facilement et sollicitent les conseils de leurs pairs."

Pour Emmanuel Binois, adhérent au Ceta35, "la force du groupe, c'est de mettre le doigt sur ce qu'on ne voit pas ; forcer la remise en question des gestes et des choix ; inciter à mettre en place des solutions. Les échanges avec d'autres éleveurs aident à prendre du recul et de l'autonomie dans les décisions".

L'amélioration du travail quotidien pour mieux vivre son travail

Pour se sentir bien tous les jours dans son métier, et dégager du temps pour prendre du recul, le Ceta35 a mis en place une action "Amélioration continue du travail quotidien". Les conseillers du Ceta35 suivent quelques groupes de quatre personnes, avec l'appui du cabinet Sens and Co, qui a développé cet accompagnement dans l'industrie. L'objectif : la chasse au gaspillage de temps et l'amélioration des conditions de travail. "Ca n'amènera pas 50 euros/1000 litres en plus, mais ça permettra de mieux passer cette période."

"J'ai amélioré mon quotidien grâce au travail en groupe"

"Cette année, je suis entré dans un groupe d'amélioration continue du travail animé par le Ceta35. On regarde très concrètement ce qui peut être amélioré pour gagner en confort et en efficacité du travail au quotidien. J'ai deux salariés à mi-temps, donc ça m'intéressait pour moi, et pour les motiver. Se sentir bien au quotidien, c'est important pour se sentir bien dans son métier. Il y a quelques semaines, le groupe de quatre éleveurs est venu sur ma ferme pour me regarder travailler et prendre des photos. C'est comme ça que je me suis vu plié en deux pendant la préparation de la buvée des veaux, et que je me suis enfin décidé à sur-élever les sacs de poudre de lait à hauteur d'homme. Autres solutions simples mises en place : l'identification des interrupteurs et des vannes pour la distribution de l'eau, en vu de pouvoir se faire remplacer ; un abreuvoir dans la case des veaux qui évite de transporter des seaux d'eau. Il y a parfois des solutions simples, et on ne sait pas pourquoi, on n'a jamais pris le temps de les mettre en place. Le travail en groupe nous donne un coup de pied aux fesses pour le faire, car il y a un suivi. On s'engage dans un plan d'amélioration, et à faire le point ensuite.

On a appris à se connaître, j'espère qu'on pourra créer une vie de groupe, avec des échanges sur d'autres thématiques."

Emmanuel Binois, éleveur en Ille-et-Vilaine

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