«Au nom de la souveraineté, il faut accepter certains effets de l'agriculture sur la planète»
Laurent Duplomb, sénateur de Haute-Loire et auteur du rapport intitulé «La France, un champion agricole : pour
combien de temps encore ?», a été missionné par le président du Sénat au début de la crise pour faire le point sur le secteur agricole.
Quelles ont été les principales conclusions de l'analyse que vous a demandée Gérard Larcher ?
Ce rapport n'a concerné que les dix premiers jours du confinement, mais ses conclusions se sont confirmées par la suite. Il y a eu une modification importante des pratiques des consommateurs, qui se sont concentrés sur les produits basiques, comme le lait, la farine, en délaissant les produits à forte valeur ajoutée, souvent vendus à la coupe, pour aller vers les produits emballés.
Le deuxième élément, c'est le basculement de la restauration hors foyer. Avec le confinement, 60 à 70 % de la restauration hors foyer se sont arrêtés. Or cette restauration fait appel de façon colossale à l'importation, de l'ordre de 70 à 80 % sur la viande bovine et de 90 % sur la volaille. Là, le consommateur s'est mis à acheter lui-même son alimentation, et il a acheté français.
À l'heure où le sujet de la souveraineté alimentaire fait son retour, la réflexion doit-elle commencer par la restauration collective ?
En restauration hors foyer, l'autosuffisance passe par la traçabilité : très souvent, dans les cantines, les consommateurs ne savent pas ce qu'ils mangent, tout comme dans les plats préparés. La souveraineté nécessite aussi une réappropriation de la production, et surtout en fruits et légumes. Un légume sur deux consommés en France est importé. Il faut mener un travail pour réinstaller des maraîchers, pour innover, pour remettre de la productivité, et qu'on arrête cette hémorragie que l'on connaît aujourd'hui.
L'Europe est également dépendante d'importations de protéines pour l'alimentation animale. Comment retrouver la souveraineté sur ce volet-là ?
On parle de recyclage sur tous les produits, mais les farines animales sont devenues un dogme, alors qu'elles représentaient avant 2000 près de 10 à 15 % de nos apports en protéines. Or, tous les déchets d'abattoirs ne sont pas nocifs, et nous avons aujourd'hui la capacité d'avoir des farines tracées, avec un contrôle sanitaire adapté, pour les espèces carnivores ou omnivores.
Comment amplifier par ailleurs la production de tourteaux de colza ? En faisant bouger les règles sur le taux d'incorporation des biocarburants, que l'Europe a bloqué à 7 % pour éviter les effets environnementaux. Arrêtons de faire venir du soja OGM du Brésil ou d'Argentine, augmentons le taux d'incorporation à 10 %, et laissons les agriculteurs européens semer plus de colza !
À quel point l'enjeu de souveraineté est-il selon vous lié à la compétitivité ?
En France le coût de la main-d'oeuvre est 1,7 fois plus cher qu'en Espagne. Soit on réduit la pression fiscale -et c'était le principe de la TODE- soit on investit pour devenir plus concurrentiels. Il faut aussi contenir les charges sur les phytos ou le carburant, qui viennent grever notre compétitivité. Et arrêter d'en rajouter, comme l'a fait la récente interdiction des remises, rabais et ristournes sur les phytos.
Un autre critère, ce sont les normes. Nous sommes en train de tuer des filières, comme la filière betterave, avec l'interdiction des néonicotinoïdes. Dans la loi Egalim, aussi, nous avons eu droit à un procès en règle contre les poules pondeuses en cage. Mais pendant cette crise, si nous n'avions pas eu de poules en cage nous aurions manqué d'un oeuf sur trois.
Enfin, l'agroalimentaire manque de bénéfices. Si certaines grosses entreprises s'en tirent, la plupart des coopératives agricoles n'ont pas les moyens d'investir, et perdent des parts de compétitivité. Sur le porc, par exemple, la concurrence allemande a creusé l'écart avec nos abattoirs, moins performants.
Faudrait-il donc reculer sur les exigences environnementales, au nom de la souveraineté ?
Si nous poursuivons avec ces politiques axées sur la montée en gamme et l'environnement, nous tuerons tous les produits de première nécessité, au risque de les importer. Or, je ne crois pas que l'impact sur la planète sera moins important si on importe des produits en leur faisant parcourir des milliers de kilomètres. Des produits qui, pour le quart, ne correspondent pas à nos normes.
Au fond, si l'agriculture est une priorité, il faut peut-être accepter une certaine forme d'effet sur la planète de cette activité. Comment faire ensuite pour que cet effet soit le moins important possible ? Entraîner les agriculteurs dans cette évolution nécessitera avant tout de reconnaître le travail réalisé, avec des investissements dans le stockage des effluents, ou la réduction des phytos.
Comment la future Pac doit-elle selon vous se saisir de ces enjeux ?
On ne peut plus continuer de vouloir faire basculer la Pac dans une vision uniquement environnementaliste. Après cette crise sanitaire, il y aura une crise économique, avec des consommateurs qui auront besoin de produits à prix modeste. La seule solution, ce sera alors celle que la Pac a toujours menée, en compensant les agriculteurs pour la différence entre ce prix et leurs charges. Aider le volume, si c'est pour retomber dans les anciens excédents de production comme avant 1984, est une bêtise. Par contre, nous aurons besoin de reposer la question de la limitation de la production, c'est-à-dire d'une certaine forme de quotas.
Mais il y a une chose que je n'accepterai jamais, c'est la subsidiarité ! Comment continuer de parler de politique agricole commune, si vous laissez la marge de manoeuvre à chaque État ? Les Français interdiront le glyphosate, alors que les Polonais continueront. Et dans le secteur de la pomme, par exemple, dix centimes viendront à nouveau creuser l'écart de compétitivité.
Propos recueillis par Ivan Logvenoff - Agrapresse