Semis très précoces en blé : peser tous les risques
Pour faire face à des impasses agronomiques, le semis très précoce peut séduire. S’il constitue une stratégie d’évitement astucieuse vis-à-vis des coups de chaud, gare au gel et aux insectes !
Pour faire face à des impasses agronomiques, le semis très précoce peut séduire. S’il constitue une stratégie d’évitement astucieuse vis-à-vis des coups de chaud, gare au gel et aux insectes !
Et s’il suffisait de semer très tôt un blé tendre pour mieux lutter contre les adventices ? L’idée est séduisante et s’appuie sur le pari qu’en anticipant le semis d’un blé par rapport aux dates conventionnelles, celui-ci va se développer sur un créneau où les adventices ne seront pas dans une période idéale de germination et de croissance. Mais semer très tôt, c’est quand, au juste ? Dans le Grand-Est, où la technique a ses adeptes, on table plutôt sur la fin août-début septembre. La technique est réalisée en semis direct, plutôt dans un couvert vivant.
« Le blé présente une grande souplesse, confirme Jean-Charles Deswarte, écophysiologiste chez Arvalis. Semer des blés très tôt par rapport aux dates classiques pousse l’espèce dans ses retranchements : le blé va lever vite et énormément taller. » C’est là que réside le pari de la technique : une date de semis précoce est favorable aux composantes de rendements. Pour compenser l’excès de tallage, il faut une faible densité de semis, de l’ordre de 100 à 120 grains/m2. En parallèle, un tallage vigoureux va induire un fort pouvoir couvrant, susceptible — en théorie — d’étouffer les adventices à problème.
Un décalage général du cycle
Le vulpin est le premier visé par la technique. Sa période de germination a lieu fin septembre-début octobre. « Le principe est de réussir à prendre de vitesse les levées d’adventices », commente Jean-Charles Deswarte. En théorie, la technique doit permettre de venir à bout de certaines espèces indésirables qui lèvent préférentiellement en automne, comme les vulpins. Mais d’autres plantes à problème, comme le ray-grass, lèvent presque toute l’année. "L’idée est d’installer un blé qui soit au stade début tallage quand les vulpins lèvent. Cela permet d’augmenter la fenêtre de tir pour réaliser les désherbages chimiques ou mécaniques", commente Antonio Pereira, de la chambre d’agriculture de Haute-Marne.
Un semis très précoce induit également un décalage général du cycle, qui pourrait permettre d’esquiver les événements échaudants de fin de cycle, souvent pénalisants pour le rendement. Par contre, on expose la culture à des risques agronomiques réels, comme le gel et les attaques d’insectes. "À condition d’avoir semé des variétés tardives à montaison, le risque de gel me semble faible, estime Antonio Pereira pour qui le gros problème, c’est l’exposition au risque puceron et cicadelle, d’autant plus depuis l’interdiction du Gaucho."
La technique est expérimentée par des agriculteurs qui cherchent à contourner des problèmes agronomiques. « L’expérience tient plus d’une démarche individuelle que d’une pratique recommandée, il faut être conscient que les risques sont élevés », relève Jean-Charles Deswarte.
L’expérience mérite-t-elle d’être tentée ? « Le gain réalisé en réglant la problématique adventices – lorsqu’on réussit — ne doit pas être effacé par une recrudescence de ravageurs ou des problèmes de gel, vis-à-vis desquels nous n’avons pas de solution », prévient Jean-Charles Deswarte. "C’est une technique réalisée à titre expérimental que nous ne préconisons pas à l’ensemble de notre territoire", confirme Antonio Pereira. L’époque n’est plus à l’application de trois ou quatre insecticides à l’automne.
Pas de résultats très encourageants
« Les préconisations de dates de semis les plus courantes sont de semer en octobre ou novembre, ce qui est étayé par des données pluriannuelles et permet d'éviter les risques climatiques sur de nombreuses années, avec des seuils d’acceptation très élevés. Ainsi, les risques de gel sont écartés plus de neuf années sur dix. L’anticipation des dates de semis est une expérience qui ne bénéficie pas d’un tel recul", explique Jean-Charles Deswarte, qui rappelle combien la technique est marginale.
« Nous ne disposons pas de résultats très encourageants sur le sujet et nous n’avons pas d’état de comportement du système sur le long terme », indiqueJean-Charles Deswarte. « Ce n’est pas une technique où l’on gagne à tous les coups, confirme Antonio Pereira, qui observe des situations où l’avancement des dates de semis produit davantage que des semis classiques mais d’autres situations où ce n’est pas vrai. » Une certitude : semer tôt procure une plus grande souplesse dans l’organisation du travail et doit permettre de réaliser plus facilement les désherbages d’automne en pré puis en post-levée.
Ces expériences de culture atypiques sont l’occasion pour les agronomes de s’interroger sur leurs connaissances : comment se comporte une parcelle de blé tendre infestée par des ravageurs alors qu’elle est déjà très développée ? Quid des épis s’il gèle lorsque les blés sont à des stades avancés ? Autant de questions nouvelles sans réponse étayée à ce jour.
Des dates de semis historiques à ajuster
Quoi qu’il en soit, « vu l’évolution du climat, les dates de semis historiques ont besoin d’être ajustées mais elles ont surtout besoin d’être revues face aux difficultés sanitaires croissantes pour lesquelles il n’existe plus de solutions », admet Jean-Charles Deswarte. Les graminées résistantes et les jaunisses des céréales provoquent des chutes de rendement parfois brutales. « Aujourd’hui, nous sommes amenés à conseiller des dates de semis plus tardives, qui limitent effectivement le potentiel de rendement de 10 quintaux/hectare, mais évitent de perdre 15 à 20 quintaux/hectare du fait d’une attaque de ravageurs ou d’une très forte concurrence de la population d’adventices », explique le spécialiste.
Dans les situations infestées d’adventices (semis très précoces ou pas), la dépense antigraminées peut rapidement atteindre 100 euros/hectare et n’empêche pas de perdre des quintaux tant la population d’adventices est élevée. « Nous avons tous tendance à sous-estimer la nuisibilité réelle des adventices », rappelle Jean-Charles Deswarte, qui recommande de « faire la balance entre une perte quasi assurée liée aux adventices non contrôlées et une perte de rendement possible liée à un décalage de date de semis ». Reste que selon la météo de l’automne et la nature des terres, semer plus tard peut vite s’avérer problématique. Entre contraintes réglementaires, nécessités économiques et impasses techniques, mieux vaut tout peser avant d'appliquer une méthode peu orthodoxe.
« Nous avons tous tendance à sous-estimer la nuisibilité réelle des adventices »
Jean-Charles Deswarte, écophysiologiste chez Arvalis
« Faire différemment ne signifie pas toujours faire mieux ! »
Pourquoi des essais de semis ultra-précoces ?
Mélanie Franche - « Les agriculteurs adeptes de cette pratique, essentiellement dans les terres argilo-calcaires de Haute-Marne, Lorraine et de Bourgogne, mettent en avant son intérêt dans la lutte contre le vulpin. Elle viserait essentiellement à concurrencer celui-ci et à dégager des créneaux de désherbage plus larges à l’automne pour intervenir en pré et en post-levée. Comme toute pratique innovante, il est essentiel de pouvoir juger objectivement de son intérêt. C’est pourquoi nous avons mis en place des essais depuis deux ans."
Quelles sont vos premières conclusions ?
Alexis Decarrier - « Les rendements en semis ultra-précoces sont au mieux équivalents et au pire très inférieurs aux semis classiques. Cela ne résout absolument pas les problématiques de désherbage, au contraire : on a observé deux fois plus de vulpins dans cette situation par rapport à des semis classiques. Le vulpin peut lever précocement, et en parcelle sale il devient très rapidement immaîtrisable, le blé n’arrivant pas à le concurrencer 'physiquement'. Par ailleurs, semer fin août-début septembre expose les céréales à un risque de viroses beaucoup plus élevé. Suite à l’arrêt de l’utilisation des néonicotinoïdes, cette pratique ne semble pas très pérenne. En effet, la multiplication des traitements insecticides en végétation devrait concourir à l’apparition rapide de pucerons résistants aux pyrèthres. Au niveau physiologique, le risque de gel en sortie d’hiver, même s’il n’a pas été observé dans nos essais, est tout à fait possible et très préjudiciable. »
Cette technique ne présente donc aucun avantage ?
Philippe Hauprich - « Dans le contexte de dérèglement climatique actuel, le seul avantage serait de diversifier les stades pour essayer d’échapper aux à-coups climatiques de fin de cycle : gel au stade méiose, stress hydrique et échaudage thermique. Pour ce faire, il faut mixer dates de semis et précocités variétales différentes. En résumé, il s’agit d’éviter de mettre tous ses œufs dans le même panier. Dans cette optique, et en étant conscient des risques encourus (gel sortie d’hiver, viroses), rien n’interdit de semer quelques parcelles très précocement. Mais pour réussir à gérer le désherbage, il faut partir sur des parcelles propres ! »
Mais alors, quelles solutions pour les parcelles déjà fortement infestées de vulpins ?
Mélanie Franche - « Il n’y a pas d’autre choix que de revenir aux basiques de l’agronomie : se remettre à labourer de temps en temps, allonger les rotations, pratiquer des faux-semis, introduire des cultures de printemps (tournesol, pois, etc.) pour couper les cycles et ne pas être à 100 % en cultures d’hiver. Ce n’est pas révolutionnaire, mais ça marche ! Les désherbages d’automne sont à privilégier et les désherbages de printemps doivent être réalisés dès février, sans obligatoirement attendre l’absence totale de gelées. »
Des pertes de semis parfois importantes en semis ultra-précoce
Un report de la date de semis de vingt jours permet de diminuer de moitié l’infestation en adventices. Les semis tardifs permettent de réduire le coût du poste désherbage tout en gérant les situations dans lesquelles les sulfonylurées ne fonctionnent plus en sortie hiver.