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Interview de Philippe Heusèle (Intercéréales)
Philippe Heusèle (Intercéréales) : « L’agriculture doit être gérée comme un secteur économique »

Dans le contexte particulier de tensions internationales que connaît le marché des grains, notamment du blé tendre, le président du comité des relations internationales de l’interprofession Intercéréales, Philippe Heusèle, répond à nos questions

Céréalier et producteur de betteraves près de Meaux (Seine-et- Marne), Philippe Heusèle est devenu président du comité des relations internationales d’Intercéréales à la suite de la fusion de l’interprofession en 2021 avec France Export Céréales. Il est également secrétaire général de l’Association générale des producteurs de blé et administrateur de la coopérative agricole Valfrance.
© Philippe Jacob

Quel bilan faites-vous, en ce mois de février, de cette première moitié de campagne d’exportation, particulièrement atypique et déjà bien avancée. Doit-on s’attendre à une fin précoce ?

Philippe Heusèle : Nous avons démarré très fort la campagne de commercialisation 20222023, notamment en raison du contexte en Ukraine, du fait que les disponibilités en provenance de la mer Noire étaient beaucoup moins présentes, même en tout début de campagne. Malgré l’accélération des ventes en fin de campagne passée, il y avait quand même des besoins pressants vers certaines destinations, notamment le Maroc aux achats dès le début de campagne. Par ailleurs, nous avons connu à l’été 2022 une récolte précoce. Nous avons donc rapidement disposé de disponibilités conjuguées à une forte demande. Dans ce contexte, au 1 er janvier, nous étions très avancés par rapport à une année traditionnelle. Pour autant, c’est toujours difficile de dire avec précision quel volume partira à l’exportation finalement, mais nous sommes de toute façon probablement au-delà des 75 %. Après, il y a toujours une part variable en fonction de la consommation intérieure, notamment de l’alimentation animale en France, qui n’est pas en grande forme actuellement, en particulier à cause de la crise dans le secteur de la volaille. Il peut y avoir des petites variations sur ces postes, générant des nouvelles disponibilités à l’export. De toute façon, ces évolutions potentielles ne suffiront pas pour changer fondamentalement la donne. Il faudrait que l’on puisse servir régulièrement les destinations les plus habituelles, les plus fidèles et qui correspondent le mieux à la qualité du blé tendre français. Je pense au Maroc, potentiellement l’Algérie où nous pourrons encore exporter des volumes d’ici à la fin de la campagne 20222023. Certains pays d’Afrique subsaharienne, tels que le Sénégal, la Côte d’Ivoire, le Cameroun ou l’Angola, sont aussi des clients réguliers en matière de rythme de d’achat. Enfin, nous pensons à la Chine et à la poursuite de ses achats. Si nos quantités de blé sont de plus en plus réduites, nous disposons encore d’orge fourragère.

 

 

A-t-on touché des destinations exotiques du fait de la guerre en Ukraine ? Pensez-vous qu’elles puissent devenir pérennes ?

P. H. : En début de campagne, nous avons exporté vers le Pakistan, situé dans une région du monde traditionnellement servie par l’Ukraine. Typiquement, c’est une destination que nous n’aurions pas touchée sans le conflit. Idem pour le Yémen, où nous écoulions des volumes assez régulièrement, jusqu’à la montée en puissance de l’Ukraine et de la Russie sur le marché international du blé. Dans cette zone, un ancien client pour quelques centaines de milliers de tonnes par an est revenu vers l’origine française en début de campagne. Il y a de plus en plus de volumes vers ce type de clients, mais c’est d’abord le positionnement de l’offre française par rapport aux concurrents sur le marché qui décide in fine. Ces importateurs sont revenus vers leur source principale dès l’ouverture de corridors pour l’export de grains sur la mer Noire. C’était donc très opportuniste. Compte tenu de l’avancement de nos exportations et de nos disponibilités, il est peu probable que le blé français se dirige encore vers ces contrées sur la seconde partie de campagne. J’imagine plutôt une deuxième partie orientée vers nos marchés classiques.

 

L’influence russe dans certaines zones d’Afrique, est croissante, et souvent au détriment de la France ? Y a-t-il des pays, concernés par nos exports, qui pourraient passer du blé hexagonal au blé russe ?

P. H. : La Russie prend de plus en plus pied en Afrique subsaharienne, notamment là où nous étions présents, et elle avance frontalement contre la France dans sa propagande. La Russie utilise le blé comme une arme géopolitique et, en plus, ils ont la chance d’avoir une très bonne récolte en 2022, dont on ne sait pas, d’ailleurs, si elle est uniquement russe ou s’il y a une partie de l’est ukrainien qui est comprise dans leurs chiffres. Il y a une volonté politique très forte, de la part de la Russie, d’utiliser le blé comme une arme alimentaire. La diplomatie de la part des Russes est très agressive. On le voit bien avec la tournée en Afrique que mène en ce moment Sergueï Lavrov, ministre des Affaires étrangères de la Fédération de Russie. Il parle de politique, mais aussi d’alimentation, très souvent, et n’omet pas de parler de blé. Alors, est-ce pour exclure la France de la zone, en tout cas sur la partie Afrique de l’Ouest, notamment au Mali ou au Burkina Fasso ? Nous suivons de très près ce phénomène, et on peut penser que cette politique russe ne doit rien au hasard. Nous n’envoyons pas de blé au Mali ou au Burkina Fasso, car ces pays ne disposent pas de côtes. Mais du blé ou des farines y sont expédiés depuis les pays côtiers. Cela représente peu de tonnage, mais c’est quand même quelques dizaines de milliers de tonnes par an. La question est plus politique qu’économique, vu la faiblesse des volumes. Difficile de prévoir l’ampleur que ces phénomènes vont prendre dans le futur.

 

Quel est votre regard sur le développement des investissements chinois dans le capital de certains ports européens, dont Dunkerque ou Saint-Nazaire ?

P. H. : Nous pouvons analyser cette présence chinoise de deux façons. On peut le voir positivement sur le plan commercial. Cela veut dire que la Chine cherche, et nous le savons, à diversifier ses approvisionnements le plus possible. Donc, si une ou plusieurs sociétés de commerce chinoises sont intéressées pour investir dans nos capacités portuaires et accompagner leur développement, c’est plutôt une bonne nouvelle pour les filières céréalières. Cela peut signifier qu’ils veulent faire de la France une origine constante ou la plus constante possible. Le port de Dunkerque, par exemple, est bien équipé pour charger des Panamax. En revanche, au niveau international, dans le contexte actuel de tensions, cette présence peut être une source d’inquiétude si elle venait à progresser trop fortement dans les capitaux. C’est une vraie question de filière. Nous avons des outils performants, bien adaptés, et réputés pour leur faible coût de chargement par rapport à d’autres régions du monde. Mais pour maintenir cet avantage, il faut moderniser les outils donc investir pour rester au niveau. Il y a un besoin quoi qu’il en soit pour ce type d’installation. Donc les investissements chinois sont les bienvenus... jusqu’à un certain point. Nous sommes dans la continuité des routes de la soie. Pour les parties maritimes et pour la partie terrestre, la France est finalement au bout des deux routes, donc on ne doit pas s’étonner de ce projet. Pour autant, la tension actuelle nous amène effectivement à nous poser des questions.

 

Quels sont les leviers pour faire progresser la compétitivité de l’export français ?

P. H. : D’abord la génétique, car nous sommes tout de même bien armés, et notre contexte pédoclimatique, qui reste un avantage, même si le changement climatique doit être pris en compte. Ensuite, je dirais la prise de conscience de nos représentants politiques en France et en Europe que la production de céréales est un pilier indispensable. Nos décideurs doivent comprendre l’importance géopolitique des céréales. C’est un sujet majeur qui pourra entraîner une modification des objectifs de l’Union européenne par rapport à l’agriculture. Pour l’instant, l’agriculture n’est pas vraiment gérée comme un secteur économique, mais plutôt comme un secteur social, avec une vision un peu trop sociétale par rapport à la compétition économique à laquelle elle fait face. Donc le changement attendu ne sera pas pour demain malheureusement, mais cette prise de conscience est urgente. Elle est minoritaire aujourd’hui au niveau des représentants politiques. C’est un levier pour que l’on puisse regagner de la compétitivité, mais il n’est pas suffisamment actionné pour l’instant. Il existe bien une prise de conscience chez certains, mais il y a toujours une opposition en face. Il n’existe pas de consensus majoritaire sur le fait qu’il faut produire en France ou dans l’Union européenne. Cette dernière sera le premier importateur mondial de maïs cette année avec près de 25 millions de tonnes achetées à des pays tiers. Donc si le personnel politique n’ouvre pas un petit peu les yeux, nous allons connaître des lendemains douloureux.

 

Production et exportation françaises de céréales en 2022-2023 (estimations FranceAgriMer)
Blé tendre : 33,6 Mt produites, 17,1 Mt exportées
Orge : 11,4 Mt produites, 5,9 Mt exportées
Blé dur : 1,2 Mt produites, 0,9 Mt exportée
Maïs : 8,9 Mt produites, 3,5 Mt exportées

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