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Militant d'un nouveau monde méditerranéen

La France et l'Europe doivent-elles de nouveau se tourner vers les pays de l'autre rive de la Méditerranée pour assurer son avenir ? Pour Jean-Louis Guigou, délégué général de l'Institut de prospective économique du monde méditerranéen, cela ne fait aucun doute.

Créé en 2006, l'Institut de prospective économique du monde méditerranéen (Ipemed) est un think tank euroméditerranéen, financé par des entreprises méditerranéennes et des personnes physiques. Au travers de publications, de rendez-vous, il vise à faire naître des collaborations sur le long terme entre les pays du Nord et du Sud de la Méditerranée. Parmi ses missions, statutaires et reconnues d'intérêt général, il est un ardent défenseur d'une “Politique agricole et agroalimentaire euroméditerranéenne” et explore les pistes en vue de la mise en place de filières territorialisées et intégrées.

FLD : Vous être à l'origine d'Ipemed. Pourriez-vous nous expliquer ce qui a présidé à sa constitution ?

JEAN-LOUIS GUIGOU : Les statuts d'Ipemed, en tant qu'institut de prospective indépendant des pays, se résument en une seule phrase : rapprocher par l'économie les deux rives de la Méditerranée. Sa création a répondu à l'évolution de notre monde. Entre la fin de la deuxième guerre mondiale et la chute du mur de Berlin, le monde a été polarisé entre deux blocs : celui lié au capitalisme contre celui lié au communisme. Avec la chute du mur en 1989, la donne a changé fondamentalement. A des relations exclusivement Est-Ouest, se sont substituées des relations entre le nord et le sud du globe. Cette régionalisation de la mondialisation n'est pas sans évoquer ce que j'appelle des quartiers d'orange, rappelant les relations verticales aujourd'hui en œuvre. D'un côté les pays de l'Amérique du Nord ont créé un grand ensemble régional : l'Alena qui regroupe les Etats-Unis, le Canada et le Mexique. Et celui-ci coopère avec le Mercosur sud-américain (Brésil, Argentine, Uruguay et Paraguay). De l'autre côté, nous avons le bloc asiatique, l'Asean avec la Chine en leader. Une Chine qui s'impose de plus en plus : voyez l'annonce récente de la création d'une banque régionale de développement chinoise, pouvant concurrencer la Banque mondiale.

FLD : Et au milieu de cette carte, il y a l'Europe et l'Afrique...

J.-L. G. : L'Europe, en effet, et son lien historique, millénaire qui la rattache à la rive sud de la Méditerranée et plus loin à l'Afrique. La chute du mur de Berlin a entraîné une ruée vers l'Europe de l'Est. Aujourd'hui, on voit que celle-ci ne peut aller plus loin. Du coup, on s'aperçoit que seule la moitié du chemin a été parcourue : de ce quartier d'orange que je vous évoquais, nous n'avons réalisé que la partie nord. Aujourd'hui, pour que l'Europe puisse avancer, il est indispensable de renouer le lien avec la rive sud de la Méditerranée. Je pense que le moment est aujourd'hui opportun.

FLD : L'impression que les efforts engagés pour la construction euroméditerranéenne ont donné des résultats contrastés reste tenace. Pensez-vous qu'il a été assez fait jusqu'à présent ?

« Entre la fin de la deuxième guerre mondiale et la chute du mur de Berlin, le monde a été polarisé entre deux blocs : celui lié au capitalisme contre celui lié au communisme. »

J.-L. G. : C'est un travail au long terme. Depuis la création d'Ipemed, et le lancement de l'Union pour la Méditerranée en 2008, malgré les aléas qui ont pu intervenir dans ce parcours, j'ai noté la progression de l'idée de régionalisation. S'ajoute à cela cette idée que développe l'historien Emmanuel Todd dans son livre “Le rendez-vous des civilisations” : la convergence. Dans les pays arabes, malgré les contraintes, l'indépendance, la responsabilité et la libre opinion prennent de l'importance. En revanche, si le Sud change, il faudra que le Nord change aussi. La forte réticence de l'Occident à investir dans une zone sud – qu'elle considère encore comme relevant de sa sphère d'influence avec tout ce que cela implique – a fait perdre un peu de temps. J'avance qu'il nous faut trente ans pour accomplir ce rapprochement entre l'Europe et le sud de la Méditerranée. N'oublions jamais qu'il en a fallu 150 ans entre la Révolution française et la séparation de l'église et de l'Etat en France...

« Les partenariats prennent souvent la forme de contrats-programmes dans lesquels les entreprises arrivent à gagner des parts de marché sur la place locale et les pays arrivent à reconstituer leurs filières plutôt que de faire appel à l'importation. »

FLD : En termes d'agriculture, le manque de partenariat agricole entre les deux rives a bien été souligné...

J.-L. G. : Faisons d'abord un constat d'abord. L'Union européenne balaie trop vite la question agricole du fait de l'existence de la Pac. Or, ce secteur est naturellement un enjeu majeur pour les pays du sud et de l'est méditerranéen (PSEM) et leur économie. Ce manque de coopération est préjudiciable, mais les initiatives existent, d'où le concept de coproduction. L'idée est venue en voyant ce que le Japon a accompli en créant les Dragons (Corée du Sud, Hong Kong, Singapour, Taïwan), puis les Tigres (Thaïlande, Malaisie, Indonésie, Philippines). Et aussi comment l'Allemagne a participé au développement des pays de l'Europe centrale et de l'Est.

FLD : Comment s'articule cette notion sur le terrain ?

J.-L. G : . Dans ce concept, ce ne sont pas les pays qui vont vers le capital, avec comme corollaire sa population immigrant massivement vers les zones de production, mais le capital qui vient aux pays et participe à leur développement, dans un esprit de partage de la valeur ajoutée. Aujourd'hui, des partenariats se structurent entre les pays européens et les PSEM pour la création de filière agricole en amont et en aval. Je pourrais vous évoquer l'exemple du groupe Avril dans le secteur oléagineux au Maroc. Ces partenariats prennent souvent la forme de contrats-programmes dans lesquels les entreprises arrivent à gagner des parts de marché sur la place locale et les pays arrivent à reconstituer leurs filières plutôt que de faire appel à l'importation. Pour les fruits et légumes, il faut ouvrir un nouveau débat, notamment entre la France et les PSEM. La culture de ces produits est fortement consommatrice d'eau et l'accès à l'eau est un des enjeux majeurs de l'avenir de cette région où le stress hydrique est une réalité de chaque jour. Beaucoup de pays ont besoin d'une assistance pour optimiser leur production et diversifier leurs marchés.

FLD : Une zone de libre-échange entre les deux rives de la Méditerranée peut-elle être considérée comme la meilleure solution ?

J.-L. G. : Je suis personnellement très réservé, car l'expérience a toujours montré que le plus fort prend le dessus sur le faible dans ce processus. En ce qui concerne les fruits et légumes, il existe une fausse perception du risque et de la crainte engendrée par les produits venant du Sud. C'est pour cette raison qu'ils ne sont pas inclus dans le cadre du partenariat agricole euroméditerranéen. A bien y regarder, la concurrence actuelle est surtout intra-européenne, c'est-à-dire entre, d'un côté, les Pays-Bas et l'Espagne et, de l'autre côté, entre la France, l'Italie et la Grèce. Ainsi, le système de quotas fixés actuellement pour autoriser l'importation de produits marocains, tunisiens et égyptiens ne représente pas la menace que l'on veut bien faire croire aux agriculteurs.

FLD : Cela ne risque-t-il pas de déstabiliser le domaine agricole des pays du sud de la Méditerranée ?

J.-L. G. : C'est déjà le cas. Voyez la modification de l'accord entre l'Union européenne et le Maroc concernant les tomates qui a remis en cause l'existence même de cette filière dans le Royaume chérifien. Cette situation et ce que j'évoquais plus haut militent pour la création d'un vrai accord, et non d'une simple zone de libre-échange qui créerait naturellement une distorsion de la production dans des pays qui ne sont pas outillés pour faire face à la concurrence internationale. Ce vrai accord prendrait en compte la complémentarité des calendriers de production et la diversité des débouchés pour les fruits et légumes de façon commune. On en revient à la notion de coproduction qui permettrait d'exporter ensemble vers les marchés émergents (Asie, Afrique).

FLD : Lors du Salon de l'agriculture 2014 à Paris, l'idée d'un label méditerranéen des produits du terroir a été évoquée. Où en est le projet ?

J.-L. G. : Les Méditerranéens, incapables pour l'instant de se mettre d'accord pour adopter une stratégie commune de labellisation des produits phares de la région, sont en train de se faire déposséder de la marque “Méditerranée”. D'autres zones du monde produisent et exportent de l'olive ou des agrumes en vantant cette spécificité méditerranéenne. Ipemed, le Ciheam et d'autres organismes spécialisés militent depuis plusieurs années pour la mise en place d'un label. Aujourd'hui, la Commission européenne bloque ce processus sous prétexte qu'un énième label ne ferait que complexifier l'existant. Elle considère donc que les pays du sud et de l'est méditerranéens n'ont qu'à suivre les procédures européennes pour faire labelliser leurs produits, ce qui demande beaucoup de temps. Le temps passe et d'autres acteurs, comme la grande distribution, se saisissent de ce sujet, loin d'un référentiel que nous pourrions partager en commun.

FLD : Finalement, pourquoi a-t-on souvent l'impression que les freins au rapprochement sont si forts ?

J.-L. G. : S'ils existent des freins, ils sont essen-tiellement culturels. N'oublions pas non plus que l'attitude de l'Occident colonisateur, puis l'époque de la décolonisation, ont profondément blessé les populations des pays sud-méditerranéens. La période du printemps arabe a apporté un fort élan d'espoir mais aussi l'émergence d'une certaine radicalité, surtout religieuse. Le regard de l'Occi-dent peut se faire haineux face à certaines images d'intolérance et de violence. Mais nous sommes actuellement dans une phase de transition. La crise à laquelle nous assistons, je l'interprète comme le chant du cygne d'une forme de peur face à l'évo-lution inéluctable de la jeunesse et du progrès. Nous savons que nous sommes dans le sens de l'Histoire. C'est fort de cet espoir, qu'en 2014, nous avons fondé le projet Calame, une coopérative dont le but est de mettre sur pied, dans un esprit de mutualisation, des outils de long terme pour la coopération des acteurs de l'économie euroméditerranéenne et qui réunit une quarantaine d'institutions de pays aussi différents que la Turquie, Chypre, la Palestine... autour d'un programme commun avec, toujours en tête, l'enjeu euroméditerranéen.

Bio Express

Jean-Louis Guigou est né en 1939 à Apt (Vaucluse). Ingénieur agronome et docteur d'Etat ès sciences économiques, professeur agrégé des universités. Il a été, de 1997 à 2002, directeur puis délégué à l'aménagement du territoire et à l'action régionale (Datar). De 2002 à 2004, il a présidé l'Institut des hautes études de développement et d'aménagement du territoire (Ihedat). Jean-Louis Guigou est, depuis 2006, délégué général de l'Ipemed (Institut de prospective économique du monde méditerranéen).

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